Accéder directement au contenu

CETA : la décision du conseil constitutionnel ne clôt pas le débat

Mathilde Dupré, 5 septembre 2017

Article publié dans Alternatives économiques, le 16/08/2017

C’est au cœur de l’été que le Conseil constitutionnel a choisi de rendre sa décision sur l’accord de commerce et d’investissement négocié entre l’UE et le Canada (le CETA). Comme s’il voulait être sûr de ne pas voir les projecteurs médiatiques braqués sur lui. N’assume-t-il pas une décision qu’il sait impopulaire et peu fondée ? Pour en mesurer la portée, revenons la chronologie des événements.

Le 15 février 2017, le Parlement européen votait en faveur du CETA, en dépit de l’opposition exprimée par une majorité d’eurodéputés français. Ce vote ouvrait la voie à une application provisoire du texte - prévue désormais pour le 21 septembre prochain-, avant la ratification définitive de l’accord par l’ensemble des parlements nationaux. Une semaine plus tard, le 22 février, plus de 110 députés français, rejoints ensuite par 43 sénateurs, saisissaient le Conseil constitutionnel pour examiner la compatibilité du CETA avec la Constitution française. Les parlementaires français, qui avaient déjà alerté le gouvernement, s’inquiètent à juste titre des risques que cet accord fait courir à nos institutions démocratiques. Comme nous avons eu l’occasion de le montrer dans de précédentes chroniques, le nouvel accord pourrait en effet affecter irrémédiablement la capacité de la France et de l’UE de protéger les citoyens et de tenir leurs engagements internationaux contre le changement climatique.

La saisine du Conseil constitutionnel n’était pas une manœuvre politicienne de députés frondeurs, mais le fruit d’un travail approfondi mené par quatre groupes politiques à l’Assemblée et s’appuyant sur l’analyse rigoureuse effectuée par d’éminents juristes. Une saisine qui n’est d’ailleurs pas isolée, puisqu’elle fait écho à celle déposée en Allemagne - dont l’examen est toujours en cours.

Selon les auteurs de la saisine, le CETA porterait atteinte à au moins trois principes de la Constitution.

1) Non-respect du principe d’égalité devant la loi : le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États introduit une inégalité devant la loi entre investisseurs étrangers (seuls à même d’y avoir recours) et investisseurs nationaux.

2) Atteintes aux « conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale » : le CETA dépouille les juridictions nationales de leur compétence ordinaire au bénéfice d’un tribunal international d’exception. Il modifie les conditions d’exercice des pouvoirs du Parlement – pouvoir normatif et pouvoir de contrôle - mais aussi de certaines autorités administratives. Le CETA opère ainsi des transferts de compétences vers des organes – comme le comité mixte et le système juridictionnel des investissements - dont les pouvoirs peuvent les contraindre directement ou indirectement, alors qu’ils ne se rattachent ni à l’ordre juridique de l’Union européenne, ni à celui de ses États membres. Et le traité semble graver dans le marbre ces abandons de souveraineté, tant les conditions de dénonciation du CETA sont imprécises. Sans compter qu’il contient des clauses « crépusculaires » : des dispositions qui pourraient rester applicables pendant 20 ans après une éventuelle suspension de l’accord.

3) Le principe de précaution  : l’accord CETA ne prévoit enfin aucune mesure propre à garantir le respect du principe de précaution, pourtant inscrit dans la Constitution française depuis 2005.

Le Conseil était ainsi interrogé pour la première fois sur le contenu d’un accord de commerce et d’investissement. Une procédure inédite qui l’a, semble-t-il, embarrassé à double titre. Premièrement parce que certaines dispositions pointées par les députés ne sont pas nouvelles. Une éventuelle censure aurait pu déstabiliser tout l’édifice des 107 accords de protection des investissements déjà conclus par la France. Et deuxièmement, le CETA, accord dit « de nouvelle génération », sert de modèle pour les nombreuses négociations que la Commission européenne mène tous azimuts. Derrière lui, sont en jeu tout un cortège de projets d’accords, certains déjà finalisés avec le Vietnam et Singapour, mais aussi plus de trente autres en cours de négociation avec des pays d’Asie, d’Amérique latine et d’Afrique.

C’est au terme d’une procédure particulièrement longue (cinq fois plus que d’habitude) que le Conseil s’est finalement prononcé. Une procédure assez opaque, aussi. On connaît certes la liste des auteurs d’analyses transmises au Conseil (les « portes étroites », dans le jargon), conformément aux nouvelles règles de transparence. On y trouve, quelques organisations de la société civile, des professeurs de droit, y compris des arbitres spécialisés dans le contentieux entre investisseurs et États (il en va de leur business), la DG commerce de la Commission européenne et l’Association des entreprises privées, le lobby des plus grandes entreprises françaises. Mais on ne sait rien – hormis pour les associations - du contenu de ces analyses. Difficile, dès lors, d’apprécier l’influence respective des différents contributeurs sur la décision finale. On ne connaît pas davantage le nom des experts auditionnés par le Conseil – un exercice relativement exceptionnel et tenu secret. Est-il légitime que l’organe suprême de notre ordre juridictionnel opère dans une telle opacité ?
Le Gouvernement, quant à lui, a transmis un argumentaire très favorable au CETA, en dépit de la présence au Ministère de l’Agriculture d’un ancien député signataire de la saisine et de Nicolas Hulot au Ministère de la transition écologique et sociale, également très critique à l’égard du CETA.

Le Conseil a donc donné son feu vert au CETA, écartant d’un revers de main les problèmes juridiques soulevés. Ce n’est pas tout à fait une surprise de la part d’une institution qui tend à placer la liberté d’entreprendre au-dessus de tous les autres principes constitutionnels, comme en témoigne par exemple sa jurisprudence récente sur l’évasion fiscale. Mais le caractère sommaire et peu motivé de l’argumentation des Sages n’a pas manqué d’étonner. Le Conseil n’a même pas pris la peine de répondre, point par point, aux différents griefs et arguments invoqués par les requérants. Non seulement cette décision passe sous silence de nombreuses questions mais elle est finalement le fruit d’une lecture très linéaire de l’accord. Or pour apprécier la portée réelle d’un tel texte de près 1600 pages, ne faut-il pas prendre également en compte les effets cumulatifs des diverses dispositions, et notamment, l’assemblage inédit des mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et États et de coopération réglementaire ?

Indigente sur le plan juridique, cette décision restera aussi une extraordinaire occasion manquée. Les Sages avaient l’opportunité d’amorcer un débat plus large sur l’équilibre général de ce type d’accords et sur les règles qui régissent les échanges commerciaux et les flux d’investissement. Ils auraient pu, par exemple, demander des « garde-fous » pour préserver les marges de manœuvre politiques des États et pour mieux encadrer les droits des investisseurs internationaux, afin que les règles sociales, environnementales et les droits humains cessent d’être systématiquement soumis, dans les faits, aux règles commerciales et d’investissement.

Néanmoins l’avis rendu ne clôt pas tous les débats. Dans son argumentaire, le gouvernement français souligne que les compétences du Conseil constitutionnel français sont désormais limitées pour vérifier la légalité d’un tel accord de commerce. Il rappelle donc qu’il incombe au juge européen de se prononcer sur la compatibilité de nombreux points soulevés avec les traités européens. Autrement dit, sur le plan juridique, la balle est dans le camp du gouvernement, seul à même de saisir la Cour de justice de l’UE afin de lever les doutes qui persistent.
Enfin, si rien dans la Constitution n’interdit le CETA, les mises en gardes de nombreux juristes sur ce texte devraient inviter les parlementaires et les citoyens à reconsidérer l’opportunité de conclure de tels accords. Les risques politiques que soulèvent le CETA et ses petits frères en négociation apparaissent démesurés au regard des faibles retombées économiques attendues. Est-il dès lors responsable de poursuivre la politique commerciale dans cette voie qui ressemble chaque jour plus à une fuite en avant ?

Abonnez-vous à la Newsletter