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De nouvelles formes de partage

La solidarité au delà de l’économie collaborative

Par Jean-Michel Servet

18 juin 2014

Dressant un vaste panorama de nouvelles pratiques collaboratives, Jean-Michel Servet propose dans cet essai la notion des biens communs pour distinguer les formes de partage à caractère réellement solidaire des modèles économiques qui ne le sont pas vraiment, bien qu’ils se réclament du partage à travers la collaboration.

« Un jour,
dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt.
Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient
impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait,
allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le
feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette
agitation dérisoire, lui dit : ‘Colibri ! Tu n’es
pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas
éteindre le feu !’ Et le colibri lui répondit :
‘Je le sais, mais je fais ma part’. »

— Pierre Rabhi

Introduction

Outre leur dimension contestataire, que peuvent relier des engagements comme la mobilisation contre la privatisation de la distribution d’eau potable à Cochabamba en Bolivie au premier semestre 2000 ou en Italie en juin 2011, le Movimento passe livre pour la gratuité des transports en commun au Brésil, les luttes contre les OGM de Monsento, les usines récupérées d’Argentine, le rassemblement de Seattle en 1999, les World Social Forums altermondialistes à partir de 2001 à Porto Alegre, Mumbai, etc., l’occupation de la place Taksim à Istanbul en 2013, les mouvements des indignés espagnols ou grecs en mai 2011 et d’Occupy Wall Street à partir de Zuccotti Park à New York en septembre 2011, les opérations coups de poing de l’association Droit aux logements à Paris ou encore l’opposition à la construction d’un nouvel aéroport nantais sur le site de Notre-Dame-des-Landes ? Ce sont quelques exemples de rassemblements contre la privatisation ou la destruction d’espaces et de biens publics, contre l’extension de la brevetabilité dans des domaines nouveaux (en particulier dans le champ du vivant) ou de revendications d’un fonctionnement des institutions économiques soucieux des besoins de tous1. L’exigence de la reconnaissance du partage2 en constitue un commun dénominateur. Un slogan comme « tous ensemble, tous » est en ce sens emblématique. Toutefois, une analyse approfondie révèle, au sein des visions du monde de ceux qui y participent, la tension entre la défense ou la gestion d’un bien collectif (se faisant depuis le haut par la puissance publique et susceptible d’impliquer un rapport de domination) et la revendication d’une pratique pouvant prendre une forme communautaire dont la dimension, les conditions d’accès à la gratuité et les formes effectives de participation et de contribution sont susceptibles de beaucoup varier. Même si, pour les rescapés du fondamentalisme du marché, partager peut passer aujourd’hui pour innovant voire une révolution pour le XXI e siècle (Dardot, Laval 2014) ou à l’inverse comme une affectation originale plus efficace des ressources existantes et sans contestation de leur répartition, il serait difficile d’affirmer que cette forme de solidarité constitue une idée neuve et une forme de collaboration entre parties prenantes jusque là totalement inédite.

L’hégémonie croissante du néolibéralisme des années 1980 jusqu’à la crise de 2008, caractérisé par l’individualisme, la croyance en la supériorité de la concurrence sur toute autre forme d’interdépendance3, la promotion de la propriété privée sur tout autre mode d’usage des biens et la prévalence de l’accumulation financière avaient largement fait oublier l’idée même de partager, au sens de mettre en commun. Mais certaines dégradations des conditions de vie induites par l’idéologie du tout marché et de la propriété privée étaient capables de le rendre plus qu’utile ; et son retour pouvait paraître fruit de la nécessité. Une des caractéristiques du néolibéralisme a aussi été d’appréhender les faits de société essentiellement à partir du primat de la circulation sur la production et sur la répartition ; d’où cette emprise grandissante de la finance qui a incarné de plus en plus une liquidité généralisée et qui s’est éloignée du réel. Pour ce qui est de la solidarité, penser le don comme échange à travers le don contre-don4 et plus encore du donnant-donnant l’a emporté sur l’idée de partager (au sens de mettre en commun)5. Le Grand Renversement de 2008 a remis en cause idéologiquement le dogmatisme du tout marché, et pratiquement sa capacité à bien gouverner les rapports économiques. Mais pour reconnaître véritablement le partage il faut/faudrait repenser l’économique à partir d’une problématique de production et, ce faisant, redécouvrir en amont la nécessaire complexité des droits d’accès et d’usage qui socialisent en partie la propriété, qui structurent la production et déterminent la répartition via cette dernière. Et les résistances au retour à cette pensée du partage sont considérables compte tenu de la croyance persistante chez nombre de décideurs en l’efficacité du néolibéralisme mais plus encore de la puissance instituée des intérêts particuliers ainsi contestés au nom d’un intérêt général.

Pour saisir le retour du partage et percevoir aussi ses ambiguïtés, il serait erroné de s’en tenir aux seules revendications et contestations à résonance planétaire que les slogans comme Un autre Monde est possible ou Nous ne sommes pas des marchandises illustrent. Je prendrai donc aussi en compte la multitude des ruptures de l’agir local, qui se produisent dans la quotidienneté et dont les vastes rassemblements de protestation peuvent, pour certains d’entre eux, constituer de puissants moteurs de réplication alors que d’autres, prétendues comme expressions du partage, peuvent paraître surtout comme des projets d’extension des formes néolibérales de la marchandisation et de la financiarisation ; et certains les réaliser effectivement en se trouvant de fait à l’opposé même de l’idée de partager, entendue comme mettre en commun. L’économie du partage se manifeste non seulement par de tels usages mais tout autant à travers des pratiques de don, location, prêt, participation au capital, usage en commun, échange et vente-achat d’occasion. D’où les ambiguïtés qu’elle peut porter et la nécessité de relever celles-ci et de construire une grille distinguant les pratiques à caractère solidaire des autres.

J’analyserai d’abord différents types de rapports économiques affichant sous diverses appellations et dans de nombreux secteurs le fait de partager comme mode de fonctionnement ou idéal. Puis, je montrerai comment le recours à la problématique des communs6 permet de reconnaître en quoi ces multiples pratiques, en partie nouvelles et s’appliquant à une grande diversité de secteurs, innovent ou non dans la gestion des ressources et comme modes de production, d’échange, de financement et de consommation en construisant, au-delà d’une affirmation du partage, une interdépendance des activités humaines fondée sur une effective solidarité, celle-ci pouvant se réaliser y compris dans le cadre de pratiques dites « marchandes ».

1. Une multiplicité de pratiques contemporaines légitimées par le partage

Au début de cet article, j’ai fait référence au partage dans un grand nombre de mouvements sociaux récents. Leurs participants ne sont pas les seuls à l’invoquer. De nombreux articles de presse au cours des derniers mois ont mis l’accent sur de nouveaux rapports à la consommation, des formes innovantes d’organisation de la production et de la distribution et des modes de financement originaux en les appréhendant à partir d’une expression : « économie collaborative » ; mais aussi d’autres comme « économie circulaire », « économie participative », « économie de la fonctionnalité », « économie de l’usage », « mouvement des colibris » ou « économie du partage ». Beaucoup des expressions utilisées, dont le champ se recouvre plus ou moins, sont directement traduites de l’anglais ; ainsi celle d’« économie du partage » correspond à « sharing economy »7. De nombreux noms de sites utilisent des expressions anglo-saxonnes, y compris quand leur cible n’est pas anglophone. L’« économie positive » du fait de son flou, sans doute volontaire pour s’approprier des idées à la mode sans innovation remarquable et rassembler sans contester les intérêts dominants des plus puissants (qui financent ces réunions), récupère quelques idées critiques acceptables. Les rencontres régulièrement organisées autour de cette expression contribuent ainsi également à médiatiser certaines de ces nouveautés, parmi d’autres.
Ces projets pourraient être intégrés, mais partiellement, dans le vaste mouvement de l’économie sociale et solidaire, qui dépasse le statut des organisations pour les qualifier ainsi à partir de ce qu’elles font8. Partiellement, car certains tenants de l’économie collaborative sont très critiques vis-à-vis de l’économie solidaire, l’accusant d’être un mouvement politique de gauche voire d’extrême gauche ; ce que de nombreux acteurs de celle-ci ne récuseraient pas. À l’inverse, en méconnaissance de cause le plus souvent, des penseurs et militants politiques d’extrême gauche accusent l’économie sociale et solidaire de n’être qu’une variante ou adaptation du « capitalisme » ou du « libéralisme » (confondus par eux avec toute économie de marché). Toutes ces pratiques ont pour objectif une optimisation de l’usage des ressources et des biens ; qu’ils soient matériels (voitures, équipements, logements, terres et capital) ou immatériels (connaissances et compétences). L’économie solidaire met centralement en avant les ressources humaines des territoires9 alors que l’économie collaborative le fait surtout de l’usage des biens avec une logique pouvant inclure la maximisation des rémunérations des initiateurs et bien souvent sans interroger le coût écologique d’usages alourdissant l’empreinte écologique globale des activités humaines. La question du partage n’est alors posée ni dans sa dimension intergénérationnelle, ni en matière de répartition des ressources disponibles. On pourrait donc aussi parler de « pratiques de récupération », avec le double sens du mot « récupération ».

Des plateformes web jouent un rôle essentiel dans leur médiatisation, tant pour ce qui est de l’encouragement général de leur essor et de la diffusion des différentes initiatives que de la mise en relation des usagers potentiels dans des secteurs spécialisés. Le site Shareable.net est un de ses principaux média. Pour promouvoir l’économie collaborative, Ouishare (voir http://ouishare.net/fr/about/) organise de nombreux évènements dans une cinquantaine de villes à travers la planète ; y compris en France où le mouvement connaît une expansion rapide. Le 27 février 2014, son premier ministre Jean-Marc Ayraud, Fleur Pellerin, ministre déléguée à l’économie numérique, et Benoit Hamon, ministre délégué à l’Économie sociale et solidaire et pour la Consommation, ont rencontré douze de ses principaux leaders français. OuiShare Fest s’affiche comme le premier événement européen en la matière avec une deuxième édition tenue à Paris du 5 au 7 mai 2014. On peut citer aussi le Forum de l’économie collaborative tenu à Bordeaux les 4 et 5 juillet 2013 ; y étaient inscrites plus de 600 personnes10. Ces manifestations révèlent l’intérêt suscité et la diversité des secteurs et des activités concernés puisqu’ils couvrent aussi bien les déplacements, l’alimentation, les échanges de services ou de biens que les loisirs, le travail et le financement.11

Si la plupart des partages concernent un objet ou un service particulier, il est possible que se développe une offre multiple de services ou de biens dans une agglomération. C’est le cas à Nantes avec la plate-forme associative Nous and co lancée en novembre 2013. Ces promoteurs la pensent comme un site de mise en relation sur le plan local de producteurs, consommateurs, d’entreprises, d’associations et de collectivités, sans que des paiements transitent par cette plate-forme et sans qu’elle ne les gère.12 Il s’agit donc dans ce cas d’un simple site d’annonces. Il est financé par subventions et par la cotisation des adhérents (variable selon leur statut). Pour d’autres sites, refusant aussi un prélèvement sur les rencontres et les activités ainsi facilitées, le financement provient du bénévolat et de soutiens publicitaires. La pérennité économique est dans ce cas plus fragile, mais la volonté de contribution à une transformation sociale est plus forte que celle d’un site dont le principal objet est d’élargir sa clientèle et de la solvabiliser par le paiement des utilisateurs et le recours à des publicités.

A la charnière entre domesticité, micro entrepreneuriat et extension de la clientèle par des firmes

L’exercice actuel du partage (au sens d’une mise en commun) se pratique dans des usages professionnels, dans des usages domestiques ou sociaux, ou bien à leur charnière. C’est une originalité par rapport aux cloisonnements dominants des activités de production, d’échange et de financement. Chaque fois que le rapport au domestique est élevé ainsi que les relations de proximité personnelle fortes, la proportion de femmes y contribuant s’élève ; sans que l’on puisse induire un caractère genré de telle ou telle contribution à l’économie collaborative. Celle-ci implique des usages collectifs ou privés. Certaines pratiques sont de nature interindividuelle ; c’est le cas des modèles peer to peer (P2P), autrement dit d’égal à égal. Le collectif peut se situer à différents échelons, dans des groupes ou communautés de taille très variable. Il ne s’agit donc pas uniquement de microgroupes car plusieurs centaines de milliers de personnes peuvent ou pourraient contribuer à un seul réseau. Mais, même si les relations apparaissent privées, il y a nécessairement référence au collectif (ne serait-ce que par la plate-forme informatique qui relie les partenaires de la relation et normalise les relations). Toutefois, moins le collectif est effectivement présent, moins le partage est de fait mobilisé au point de devenir un prétexte pour étendre une clientèle. Dans certains cas, il est même possible de se demander, quand le terme « partage » est mis en avant, s’il ne s’agit pas de son détournement mercantile ; la seule innovation étant l’usage du web pour mettre en contact offreurs et demandeurs directement, voire indirectement, en vue d’une éphémère transaction. L’offre via un site n’est pas très différente du dépôt-vente dans un magasin commercialisant par exemple des habits de marque, de l’électroménager ou des meubles, des tableaux, des livres ou des bibelots.

Le temps consacré à ce type d’activités est favorisé par la diminution de la durée du travail salarié et l’allongement, contesté par les politiques conservatrices, de la vie potentiellement active ; un « surtemps » devenu du temps de loisir. Certains sites permettent l’essor d’emplois supposés occasionnels. On doit noter ici que le partage peut alors cacher la précarisation de l’emploi et le développement de petits boulots de survie ou apportant des compléments de ressources. C’est le cas de la restauration, j’y reviendrais, ou du recrutement d’aides pour un déménagement avec http://www.mydemenageur.com/. Ces employés temporaires complètent ou remplacent les traditionnels coups de mains entre amis, voisins et familiers en matière de déménagement et qui ont pu se développer avec l’essor même de la location de véhicules utilitaires.

Les réseaux d’échanges de savoirs faisant bénéficier réciproquement les adhérents des compétences respectives de leurs membres se situent a priori loin du monde de l’entreprise tout comme les multiples systèmes d’échange local, les time-dollar systems initiés en Amérique du nord, les accorderies venus du Québec ou les banche del tempo [banques de temps] en Italie, dont les échanges ont pour finalité la valorisation des capacités personnelles de leurs membres et souvent la solvabilisation de leurs besoins. Leur finalité généraliste (dans la mesure où ils sont multi-activités) les distinguent d’échanges spécialisés dans une catégorie de services ou de biens (hébergement pour les uns, transport pour d’autres, alimentaire, vestimentaire, mobiliers, etc.) dont je traite ultérieurement. On peut considérer que les systèmes à monnaie complémentaire locale ont préfiguré beaucoup d’échanges et de partage de biens qui se sont développées ensuite à partir de sites spécialisés. Si certaines de ces rencontres ont conservé l’esprit non (voire anti) lucratif de ces origines, du fait même de la réciprocité des activités, de nombreuses initiatives de cette économie dite collaborative ont pour objectif d’apporter des compléments de revenus (voir un revenu tout court) à ceux qui s’y livrent et de bénéficier d’une diminution du coût pour leurs utilisateurs.
La différence entre objectifs solidaires d’une part et lucratifs d’autre part peut se remarquer à propos de Cookening, une plate-forme qui permet d’accueillir pour un repas chez soi des inconnus. A la différence d’un site de rencontres ou de petites annonces, le site sert d’intermédiaire pour le paiement grâce à un dépôt et au versement électronique via une société dont le siège est au Luxembourg. La société prélève environ 20 % de la somme acquittée pour chaque repas. Ceux-ci sont à des prix égaux ou supérieurs à ceux de restaurants populaires alors que la publicité faite par les hôtes s’apparente à celle d’un restaurant … Ce qui n’empêche pas le site de vanter par ailleurs le charme de la socialisation et de découvertes interpersonnelles. Par contre, le site Supermarmite offre des annonces proposant des plats préparés ; le consommateur vient lui même les chercher et les règle directement à la personne les ayant cuisinés, sans que le site serve d’intermédiaire pour ce paiement. Cette fabrication de plats ou ce service de repas à domicile peuvent apparaître comme le développement de formes de microentrepreneuriat ; exceptionnellement comme une recherche de solidarité avec ses voisins.

La volonté de partager des outils de bricolage, de jardinage ou d’équipements ménagers dont l’usage est peu fréquent a favorisé l’apparition de sites se présentant comme participant à l’économie collaborative. Or, il s’agit simplement d’une location de matériels à destination de particuliers et de micro et petites entreprises. Ainsi Zilok et E-loue sont des sites dans lesquels les offreurs de matériels et d’outillage sont des particuliers ; mais aussi et sans doute surtout des loueurs professionnels. Cette extension de l’offre peut permettre la réduction du coût de démarrage d’une auto-entreprise. Quant à Ma petite cuisine qui permet à Paris de louer du petit électroménager il s’agit tout simplement d’un magasin ; et non de l’accès réciproque de ressources entre particuliers. On sait que louer peut devenir la norme dans le bricolage, le matériel de puériculture ou médical (fauteuil, lit, etc.). Le champ de la location se trouve ainsi élargi. La démarche peut donc s’étendre et s’éloigner beaucoup d’un comportement militant visant à la mutualisation des ressources…. Elle constitue une nouvelle façon de consommer pour les utilisateurs et une source de revenus pour les loueurs et les organisateurs des sites. La marque Boulanger spécialisée dans l’électroménager et le multimédia a même développé une filiale de location de ce type de produits (Lokéo). Cette stratégie de diversification de la clientèle visant aussi à apparaître dans le champ de l’économie collaborative est donc radicalement différente d’un site de mise à disposition pour un prix modique de sa machine à laver ou de son sèche-linge à un voisin comme www.lamachineduvoisin.fr/ ; ce site lancé par un groupe d’étudiant-es lillois a essaimé et il compte plus de 2700 lave-linges à disposition dans l’hexagone. L’objectif est de permettre d’un point de vue individuel d’être tiré d’embarras par exemple quand sa propre machine tombe en panne ou l’usage (hors lavomatiques) pour ceux qui ne sont pas équipés en lave-linge et d’un point de vue collectif la réduction du nombre total de machines possédés par les particuliers en optimisant l’usage de chacune. Comme il a été déjà signalé, il serait erroné d’imaginer que les usagers sont uniquement des consommateurs. Les frontières de l’entreprise s’estompent. Cette économie caractérisée par une mutualisation de moyens, donc un partage de dépenses, et une coopération entre les membres dans l’activité, concerne aussi les entreprises, et tout particulièrement les auto-entrepreneurs et les micro-entrepreneurs à travers la mise en place d’espaces de co-working où des infrastructures et des services sont communs. Dans le domaine de l’informatique c’est le concept des Fab Labs initiés au Massachusetts Institute of Technology à la fin des années 1990. Il a essaimé depuis dans de nombreux pays alors qu’à la même époque en France et sur un modèle proche s’étaient mis en place des espaces publics numériques, très largement analogues dans leurs finalités aux makerspaces d’origine américaine.

Le degré de recours au partage est élevé avec la mise à disposition gratuite de travaux scientifiques par des communautés de chercheurs via des sites spécialisés ; il s’agit donc là aussi d’un usage par des professionnels (même si ceux-ci, à la différence des précédents, quand ils sont salariés mensualisés et non des intermittents de la recherche, ne monnayent pas directement en général le produit de leurs recherches). La gratuité est ici d’autant plus forte que les revenus des chercheurs ne dépendent pas, pour l’immense majorité d’entre eux, de la perception de droits d’auteur ou d’expertise. Pour les œuvres en numérique, le « Creative Commons » permet leur diffusion et l’exclusion d’une exploitation commerciale d’une œuvre ainsi accessible. « Copier, distribuer et communiquer le matériel par tous moyens et sous tous formats » affirme le site http://creativecommons.org/licenses.... On peut aussi citer le travail collectif d’élaboration depuis 2001 de l’encyclopédie multilingue Wikipedia dont l’accès est gratuit. La production de cette ressource documentaire est collective et anonyme13. Outre le contenu, participe au même état d’esprit de partage la mise à disposition de logiciels libres (notamment à travers la pratique la plus connue, le General Public Licence à partir de l’usage du copy left s’opposant au copy right). Un nouveau type de licence serait envisageable : si quelqu’un contribue à la production et au développement de la ressource commune, il peut aussi l’utiliser gratuitement ; en revanche, s’il en profite sans apport, il devrait payer. Dans le système de Community Forge [http://communityforge.net/fr] créé pour la gestion des systèmes d’échange local (plus de 400 sont ainsi structurés à travers le monde), la mise à disposition du système de gestion est gratuite, avec obligation pour chacun de contribuer à son amélioration.

Dans un tout autre domaine, la mise à disposition de « semences paysannes » pour les agriculteurs14 et la commercialisation d’anciennes variétés potagères et aromatiques non-certifiées15, à l’intention des jardiniers amateurs principalement, participe au même esprit que l’utilisation de logiciels libres. Dans le cas des paysans, il s’agit de développer un mouvement au sein duquel les semences sont données entre agriculteurs et non vendues. Cette gestion des « communs génétiques » s’oppose donc fortement à l’appropriation du vivant qu’induit l’extension de la brevetabilité dans ce domaine particulier. Je reviendrai en deuxième partie sur la revendication de commun ainsi impliquée.

Un autre rapport aux biens immobiliers

L’économie collaborative touche aussi l’accès aux biens immobiliers, à leur propriété et à leur occupation. Et l’on rencontre en la matière la même dualité entre des pratiques entrepreneuriales et des usages domestiques. Ainsi des actions comme en Wallonie le mouvement Terre-en-vue16, en France Terre de liens17, en Allemagne, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni ceux s’inscrivant dans la perspective de Land trust ont pour objectif de faciliter l’accès à la terre pour des exploitants agricoles voulant notamment engager des cultures bio, approvisionner des circuits courts de distribution ou favoriser l’autonomie semencière, que je viens d’évoquer.

Le changement de rapport à la terre comme facteur de production est aussi illustré par la création de jardins collectifs sur des terres dédiées à des cultures mais aussi par l’apparition d’espaces urbains reconquis pour créer des potagers. Il est possible d’en voir un au milieu du campus de l’université Pierre Mendès France à Saint-Martin-d’Hères près de Grenoble ou dans la cour d’une maison d’associations du quartier des Pâquis à Genève (Château Bruyant) en face du siège de l’institution onusienne des Droits de l’Homme.
Pour le logement, le « Community Land Trust » (CLT) est un modèle social, participatif et anti-spéculatif d’accès à la propriété fonctionnant aux Etats-Unis depuis les années 1970 à travers plus de 250 unités. En 2012, sont apparus les deux premiers CLT européens (à Londres et en Région Bruxelles capitale18). Dans la plupart des pays dits « développés », les années post 1968 ont vu fleurir des communautés dans des espaces urbains et ruraux19, pouvant inclure des squats20 prenant eux-mêmes des formes communautaires. Ils ont suscité des pratiques de partage dans la gestion de ces groupes et espaces. Dans certaines villes suisses comme à Lausanne et à Genève, le partage a pu se faire aussi avec les propriétaires d’immeubles acceptant cette occupation gratuite sous condition que les lieux soient évacués quand une construction commencerait ; un petit loyer est alors prélevé auprès des occupants afin de dégager des ressources pouvant permettre l’acquisition ou la construction de logements à destination notamment d’étudiants ou jeunes travailleurs à faibles ressources, habitats ayant eux mêmes un caractère collectif. En Suisse toujours, la possibilité de s’appuyer sur une propriété coopérative des habitations a aussi favorisé dès les années 1920 des formes collectives d’habitat en en réduisant le coût et en permettant sa gestion et usage en commun. Le groupement des coopératives d’habitation genevoises réunit plus de cinquante coopératives de ce type offrant en tout environ 5000 logements occupés par 17 000 personnes.
Le partage peut aussi être pour certains de ces logements dans l’usage de l’espace habité, au-delà des habituelles laveries communes ; car il est possible d’y trouver des salles de réunion, des cuisines collectives et même des chambres d’amis évitant de sur-dimensionner les espaces privés. Ces habitats à caractère collectif favorisent aussi par la proximité du vivre ensemble les coups de main entre proches. L’illustrent à Montreuil près de Paris le projet de Maison de retraite autogestionnaire des Babayagas (ayant statut d’habitation à loyer modéré) abouti en 2012 et à Villeurbanne celui du Village vertical, un collectif d’habitants inauguré en 2013 et qui a adopté une nouvelle forme coopérative.

Quant au couchsurfing, il permet la mise à disposition d’un canapé dans son salon ou d’une chambre pour un voyageur de passage. Sur un site gratuit ainsi désigné, sept millions de membres proposent des hébergements dans 100 000 villes. On peut aussi citer les échanges d’appartements ou de maisons pendant des vacances ou des périodes plus longues. Le plus connu de ces sites pour l’hébergement de particulier à particulier est Airbnb (site payant créé en 2007 en Californie et étendu à l’ensemble des Etats-Unis, puis atteignant 34 000 villes dans 192 pays). Airbnb a vendu 6 millions de nuitées dans le monde en 2013. A San Francisco et à New York plus de nuitées ont été réservées cette année-là sur Airbnb que dans tous les hôtels réunis de ces deux villes ; d’où les accusations de concurrence déloyale formulées par des hôteliers21… Si la publicité de la plateforme joue sur la dimension solidaire avec des formules du type « Airbnb : travel like human » [« Avec Airbnb, voyagez comme des êtres humains »], dans la presse financière, la start-up révèle un tout autre visage. Elle s’enorgueillit de prélever plus de 10 % de la somme payée par les hôtes et de voir son chiffre d’affaires de 180 millions de dollars en 2012 croître aussi rapidement que sa capitalisation boursière, de près de 2 milliards de dollars… Cette croissance peu contrôlée n’est pas sans problème : pour New York le site a été obligé d’enlever plusieurs centaines d’annonces référencées car elles se révélaient être des arnaques et la pratique de louer un logement pour moins de trente jours y serait illégal22.

Dans les transports

Outre l’usage de biens fonciers et immobiliers, cette nouvelle forme d’économie est de plus en plus présente dans les transports. Le convivial et gratuit autostop, répandu avec le boom automobile des années 1960 et la romantique errance de Jack Kerouac dans On the Road, a régressé au bénéfice de nouvelles formes d’organisation de co-voiturage et d’autopartage pour lesquels internet joue un rôle essentiel et qui exigent des contributions monétaires, fussent-elles réduites.

Dans le cas du « covoiturage » le propriétaire qui se déplace propose les places disponibles dans son véhicule aux personnes désirant effectuer tout ou partie du même parcours. BlaBlaCar (ex Covoiturage.fr à la suite de son extension géographique hors de France) créé en 2006 compte plusieurs millions de membres à travers l’Europe. Carpooling présent dans une dizaine de pays européens affirme permettre le covoiturage de 1,3 million de personnes chaque mois. Intermarché, Castorama et Ikea proposent à leurs clients de « covoiturer » pour se rendre dans leurs magasins. Notons aussi que le groupe de distribution Wal-Mart a lancé un système de distribution qui s’appuie sur ses propres clients. Ceux-ci peuvent assurer la livraison d’achats à des personnes habitant leur quartier en échange de promotion. D’où la réaction très négative… des sociétés spécialisées dans la livraison. Des covoitureurs excédés par le virage mercantile du secteur (notamment le paiement en ligne) ont lancé la plate-forme associative et gratuite Covoiturage-libre.fr qui fonctionne avec des bénévoles.

Dans le cas d’« auto-partage », soit des particuliers mettent à disposition leur véhicule dont la location est gérée par une entreprise, soit une association gère un parc de véhicules que les membres peuvent réserver selon leurs besoins. Ce ne sont donc plus seulement les bicyclettes23 dont on partage l’usage grâce à des structures organisées par des municipalités24. Si une voiture d’un ménage reste à l’arrêt entre 92 % et 95 % du temps, il est possible pour un automobiliste propriétaire de son véhicule d’en optimiser l’usage en proposant de le louer, grâce à des plateformes comme Drivy (ancienne dénomination Voiturelib), Deways ou Buzzcar qui a fusionné avec CitzenCar (30 % du prix de la location pour ces trois sites), ainsi que Livop (40 % du prix de location pour ce site compte tenu de garanties supérieures offertes aux clients pour leur véhicule25). Réciproquement, il est ainsi possible de cesser d’être propriétaire d’une voiture et de recourir à une association ou société privée mettant à disposition des véhicules adaptés à ses besoins à un moment donné (ce peut là encore être très utile aux micro et auto-entrepreneurs pour favoriser leur démarrage). Ces véhicules peuvent aussi être mis à disposition par des réseaux tels que Mobizen à Paris ou Autolib en région parisienne (mis en place par la mairie de Paris avec le groupe Bolloré sur le modèle des Vélib). Ce système d’autopartage existe aussi sous le nom de Citiz dans une cinquantaine d’agglomérations françaises ; et en Suisse sous celui de Mobility car sharing qui propose des emplacements dans 500 communes helvétiques.
En 2013, un quart des Français ont utilisé le covoiturage ; 10% l’ont fait régulièrement ; 17% ont loué une voiture, le plus souvent auprès d’un loueur professionnel ; mais 22 % sont passés par l’autopartage et 21% auprès d’un particulier. Toutefois, chacun mesure ce qui sépare ces formes d’économie collaborative des mouvements revendiquant une gratuité des transports en commun (telle que la pratiquent Châteauroux (initiée par une municipalité UMP) depuis 2001, Aubagne (initiée par une municipalité dirigée par le parti communiste) depuis 2009, ainsi qu’une vingtaine d’autres villes en France) ou pour le moins une forte diminution de leurs tarifs26. Ces initiatives en matière de transport, si elles aboutissent à un accroissement des déplacements, provoquent un alourdissement de l’empreinte écologique et donc heurtent une autre dimension du partage, celui avec les générations futures.

S’approvisionner autrement

Naguère les meubles, appareils électro-ménagers, jouets, bibelots, habits, etc. dont on voulait se débarrasser étaient donnés à des œuvres caritatives ou charitables tels que le Secours catholique (Caritas), Emmaüs, les Petits Frères des Pauvres, l’Armée du Salut, les centres sociaux protestants suisses, le Secours populaire, etc. Ou bien était fait appel à une entreprise de vide caves ou greniers, qui revendait ou recyclait les biens ainsi abandonnés. Ces associations, tout comme les marchés aux puces et magasins de brocanteurs, étaient aussi des lieux où il était possible de s’approvisionner en biens dits « de seconde main ». Donc leur commercialisation était présente ; mais à l’un des bouts de la chaîne seulement ; sauf quand ces biens collectés étaient redonnés à des personnes dans le besoin ; et pour partie seulement quand le prix de leur revente était très faible afin de permettre à des personnes démunies d’en bénéficier27. Ces pratiques n’ont pas disparu28. Mais dans un grand nombre des nouveaux modes de recyclage des biens (mais pas dans tous), la logique lucrative peut se trouver aussi en amont chez celui ou celle qui cède le bien. La marchandisation de ce que l’on cède caractérise aussi la participation à une yard sale, à un vide-grenier ou autre braderie entre particuliers (dans lesquels peuvent s’immiscer de quasi professionnels). Le site Le bon coin est de ce point de vue emblématique de ces pratiques de revente via internet où l’on peut même céder des cadeaux de fin d’année ou d’anniversaire. Toutefois, il serait faux d’imaginer que la démarche de tous ceux qui postent une annonce est strictement mercantile. Un certain nombre d’objets sont cédés à bas prix afin en quelque sorte d’en faire « profiter quelqu’un », ne pas les « laisser perdre », « leur donner une nouvelle vie », etc. Cette démarche généreuse est au cœur de la mise à disposition de boîtes d’échanges entre voisins où chacun est invité à donner et à prendre. Ce système existe notamment à Genève sous le nom de Tako (vingt-deux boites en février 2014) et à Lyon. À Bordeaux depuis 2010 il existe des « boites à lire » pour déposer et prendre les livres, tout comme dans la communauté de communes de Chinon, Rivière et St Benoît La Forêt (en Indre-et-Loire) sur le modèle du Little Free Library ; et à travers le monde se pratique l’abandon du livre lu sur un banc public ou un siège de transport en commun pour qu’il trouve un nouveau lecteur, qui lui-même le transmettra de façon tout aussi anonyme (voir http://www.bookcrossing.com/). Trocdepresse participe au même état d’esprit car son site permet de donner, d’échanger ou de partager des revues et magazines à l’échelle d’un voisinage (personnes ayant le même code postal et donc faisant ainsi connaissance à la différence du don anonyme du bookcrossing).

L’opposition entre d’authentiques pratiques de partage et de nouvelles formes de (re)commercialisation s’observe à propos des vêtements. On trouve de multiples objets proposés sur Myrecyclestuff qui s’affiche comme un site de troc circulaire ; chacun offrant des biens dont il n’a plus usage et affichant ses besoins (notamment en matière vestimentaire, mais pas seulement). Il ou elle ne reçoit donc pas immédiatement quelque chose en échange de ce qu’il ou elle cède gratuitement. Le même principe préside au fonctionnement du site http://www.co-recyclage.com/ pour une grande diversité d’objets peuvant ainsi bénéficier à quelqu’un d’autre. C’est aussi le cas de la Gratiferia29, foire périodique à Montevideo où tout est gratuit, et du site http://www.kiditroc.com permettant de céder des habits d’enfants et espérer recevoir en retour d’un autre visiteur du site un autre lot d’habits. Par contre d’autres sites sont des boutiques en ligne de vêtements, chaussures et bijoux d’occasion. Chez Vide-dressing les habits sont payés au site qui perçoit une commission de 10 % ; mais ils sont expédiés à l’acheteur par le vendeur. Il affiche plus de 500 000 membres. Par contre Vestiairedecopines fixe après envoi d’une photographie des articles proposés leur prix, réceptionne ceux mis en vente, en reçoit le paiement, les expédie à l’acheteur et prélève une commission du 35 % du prix de vente30. Ce site aurait 2,3 millions d’utilisateurs et surtout utilisatrices (dont beaucoup, on peut l’imaginer, doivent être occasionnel-le-s). Y sont même proposés des articles de luxe, dignes des ventes aux enchères vintage, tels qu’un sac Chanel à plus de 3000 euros, un bracelet Cartier à 5300 euros, etc.

Ces produits de luxe ont peu à voir avec les récoltes de potagers et de vergers qui sont aussi le support de ce nouveau type de transaction via internet. Les sites de petites annonces gratuites LePotiron.fr et Nos-jardins.fr mettent en relation les particuliers et petits producteurs voulant écouler le surplus de leur potager ou ferme avec des familles cherchant à s’approvisionner en produits frais de leur région. Ces fruits et légumes peuvent ainsi être vendus, donnés ou échangés.

La firme « Le Parfait » a lancé une plateforme d’échange Bocal en Troc permettant aux particuliers de s’échanger des « conserves faites maison » ; mais aussi de vendre ces bocaux d’occasion. Les excédents cédés ne sont pas seulement ceux de l’autoproduction car il est possible de mettre ainsi à disposition d’autrui les produits de son frigo sur le point de se périmer et de développer dans une entreprise ou immeuble des réfrigérateurs collectifs (www.partagetonfrigo.fr/).

Outre ces pratiques de revente et d’achat d’occasion, on doit signaler les pratiques de commandes groupées par un site pour obtenir de meilleures conditions de ventes, comme Buyclub à Genève ou Groupon dans une soixantaine de villes françaises pour acquérir des biens et services très diversifiés. La Ruche qui dit oui compte plus de 150 000 membres pour acheter des produits alimentaires locaux de consommation courante auprès d’un demi millier de fournisseurs en France ; le consommateur peut diminuer sa dépense et l’agriculteur accroître ses prix de vente en réduisant les coûts d’intermédiation (le site prélève environ 16,7 % de frais). Le Jardin des Charrotons dans le canton de Genève est une coopérative permettant de se fournir dans une ferme par l’acquisition de parts sociales et le paiement anticipé d’un approvisionnement hebdomadaire31. Son fonctionnement est donc proche de celui en France des AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) apparues en 2003 ; le soucis des consommateurs de soutenir un approvisionnement de proximité et une agriculture biologique y est considérable du fait du lien unissant le groupe des acheteurs et l’unité productrice32. Cette volonté de partage est accrue quand ceux-ci participent à la commercialisation des produits, et plus encore quand ils contribuent à temps partiel à côté de salariés aux activités de production, ou pour le moins de ramassage, comme dans les Cueillettes de Landecy (exploitation dans le canton de Genève sur 1,5 hectare).

Enfin, n’oublions pas dans les nouveaux modes d’approvisionnement que nous avons déjà rencontrés avec celui en produits alimentaires grâce à l’agriculture de proximité, le commerce équitable traçant de nouveaux rapports Nord-Sud entre producteurs et consommateurs. Toutefois, ses deux formes d’organisation, soit celle de boutiques spécialisées à caractère militant (comme les Magasins du monde en Suisse romande, Artisans du Monde en France Steun Onderontwikkelde Streken aux Pays-Bas), soit celle de la distribution dans les hyper et supermarchés de produits ainsi labellisés (notamment par Max Havelaar)33, nous permettent de retrouver les tensions entre une volonté militante de changement faisant intervenir de nombreux bénévoles et une volonté de généralisation de ce type de consommation (au risque soit, pour la première forme de distribution, de toucher un faible public, soit, pour la seconde, d’être récupéré comme stratégie de diversification de leurs clientèles par les grands groupes de la distribution). Le fait que la capacité d’expertise en matière de labellisation soit surtout concentrée au Nord peut induire que dans la chaine de valeurs la part des paysans producteurs augmente mais que celle des pays producteurs reste globalement la même. On notera aussi ici la tension pouvant exister au sein des pratiques solidaires de l’économie entre la volonté de privilégier des circuits courts de distribution (donc des approvisionnements locaux) et celle de permettre un autre développement dans des communautés de pays éloignés et à faibles revenus ; ce commerce dit « équitable » pouvant aussi induire une augmentation de l’empreinte écologique du fait de transport à grande distance34 ; il peut aussi se soucier d’un développement social sans intégrer ni l’empreinte écologique du transport, ni les conditions environnementales locales de la production.

La monnaie et la finance

L’argent n’échappe pas à cette redécouverte ou à l’affichage médiatique du partage. Il y connaît même une très forte dynamique. Il s’opère tant à travers le développement de monnaies locales complémentaires et d’organisations de microcrédit que de sites de crowdfunding, proposant aux particuliers de financer des prêts rémunérés et des participations au capital d’entreprises, et plus rarement de contribuer au démarrage ou au développement de l’entreprise par des avances sur achat ou par des dons. Ainsi, la finance constitue, avec les transports, l’hébergement et des modes de consommation alternatifs, un des champs privilégiés de l’essor de l’économie collaborative. L’intégration du partage paraît ici d’autant plus essentielle que, trop souvent, finance et monnaie sont pensées, de façon erronée, comme guidées uniquement par l’appât du gain. On y retrouve des ambiguïtés et tensions entre solidarité et lucrativité, analogues à celles déjà relevées dans de multiples autres secteurs. Ces tensions sont d’autant plus vives que l’évolution du secteur financier ayant affiché comme objectif la solidarité pour les « pauvres » a été considérable. Ainsi les principaux acteurs suisses à statut lucratif du microcrédit35, apparus en soulignant leur volonté de contribuer à la lutte contre la pauvreté et se revendiquant comme des placements socialement responsables, ont de plus en plus insisté sur le caractère « alternatif » des placements qu’ils offrent, sans nul doute du fait de doutes croissants sur leur impact positif pour ce qui est de la génération de revenu. Le qualificatif d’« alternatif » doit ici être compris non dans le sens qu’il revêt pour les acteurs des pratiques solidaires de l’économie mais comme une déconnexion des évolutions des cours de sociétés cotées notamment permettant une diversification des placements et donc des risques. L’accent est mis sur les bénéfices à moyen et long terme qu’il est possible ainsi de retirer. Quant au social business, présenté comme un placement sans retour financier sur investissement (mais sans perte) destiné à faire partager des savoir-faire et à inclure dans la société de consommation des clientèles situées en bas de la pyramide, donc un objectif a priori généreux de partage, on peut aussi y décerner une stratégie de grandes firmes pour occuper par des produits adaptés ces nouveaux marchés à fort potentiel de croissance. Elles peuvent ainsi tester de nouveaux procédés de fabrication à moindre coût et des biens ou services à bas prix, qui seront vendus ailleurs ultérieurement36.

Avec les prêts consentis par des particuliers à d’autres ménages en difficulté, on est sans doute loin de la solidarité et plus près de la recherche d’une diminution du coût pour le débiteur et d’un rendement supérieur à la rémunération offerte par les institutions financières en matière d’épargne ; ceci étant permis grâce à la réduction du coût d’intermédiation par une plateforme. Aux Etats-Unis, Google a pris une participation dans son compatriote Lending Club, leader des prêts entre particuliers. 87% de ceux-ci sont du refinancement. De 2007 (date de l’apparition de ce site) à 2014, quatre milliards de dollars ont été ainsi apportés représentant le versement de 379 millions d’intérêt aux prêteurs. Lending Club évalue la qualité des emprunteurs (10% des demandes seulement sont retenues et il perçoit 1% du montant du prêt pour servir d’intermédiaire) ; le taux d’intérêt acquitté par l’emprunteur est de 13% (duquel il faut retirer 4% pour défaillance, ce qui fait un rendement affiché de 8%). On ne peut pas s’empêcher de penser que ce site fonctionne grâce au surendettement des ménages et à la frilosité des établissements, échaudés par la crise des sub-primes, à consentir ces crédits. Le taux de croissance de Lending Club est de 100% par an.

Prenons quelques exemples qui contribuent davantage au financement de projets. Depuis le lancement aux Etats-Unis du site Kickstarter en 2009, plus de 50 000 projets (films, jeux, spectacles musicaux ou autres projets artistiques et technologiques) ont ainsi été financés par six millions de personnes. Près de la moitié de ces nouvelles entreprises l’ont été au cours des douze derniers mois. Le montant total des fonds récoltés atteint un milliard de dollars. Quarante-neuf de ces campagnes ont dépassé un million de dollars ; avec un pic de plus de 10 millions de dollars pour Pebble, une montre multifonction, notamment connectée au web ; un projet qui a été soutenu par 69 000 investisseurs. Le documentaire vidéo Money&life. A story about money that will change your life (2013) de Katie Teague a été financé par les apports de plus de 350 investisseurs sur ce site. Un artiste a financé grâce à Kickstarter une œuvre peinte sur un mur37 ; elle a été détruite à la fin de l’exposition et ses fragments ont été distribués aux financeurs en contrepartie de leurs soutiens. Kickstarter prélève 5% des fonds collectés pour son fonctionnement, notamment l’emploi de 81 salariés à Greenpoint, Brooklyn.

My Major Company est le premier site français équivalent. Ce site de financement est ouvert depuis 2007. Il affiche le soutien à 42 000 projets pour un montant global de 14 millions d’euros. La plate-forme prélève 10 % de chacun de ces financements. Un exemple montre que ceux-ci ne recherchent pas tous un bon placement (en terme de rentabilité) : en quelques semaines, 409 contributeurs ont versé à un apiculteur du sud ouest, qui avait perdu ses ruches à la suite de la crue d’une rivière, 27 378 euros. Pour une participation de 45 euros, les donateurs ont reçu sept pots de miel. Depuis février 2012, un site propose le financement uniquement d’entreprises à fort impact social, environnemental ou culturel en France : Spear, Société pour une épargne activement responsable38. Selon les critères définissant ces différents impacts, ce site sélectionne des projets d’entreprises ou d’associations. Ils sont soumis pour évaluation économique et financière à une des banques partenaires et ensuite ils sont présentés sur le site pour financement aux épargnants potentiels. Le versement minimum est de 100 euros ; le montant moyen par projet est lui de 170 000 euros, chaque projet devant avoir 30 % d’apports en capital sous forme de financement personnel, de subventions, de prêts d’honneur, etc. On peut parler d’une sorte d’hybridation des ressources correspondant aussi à une forme de partage. En France toujours, Kisskissbankbank, qui compte 138 000 membres, a collecté 6,6 millions d’euros principalement pour des projets artistiques ou associatifs39. Il annonce un taux de réussite de 58 % pour ceux-ci. Il fonctionne avec des dons et un projet collecte en moyenne entre 3000 et 5000 euros. Prèsdechezmoi.com est un site destiné au financement de projets locaux en France. Quant à Bulb in Town, il vise dans l’hexagone aussi un crowdfunding de proximité pour des projets également associatifs ou de petites entreprises, en général de faibles montants. Ce site prélève 5% du montant collecté seulement si le projet atteint son objectif de financement, plus 3 à 3,4 % pour frais de transaction ; le contributeur reçoit des contreparties en rapport avec l’activité projetée. Wiseed a la particularité de faire du crowdfunding pour les startups (d’où des montants pouvant dépasser 300 000 euros pour un seul projet) mais aussi pour les entreprises à statut coopératif. En 2013, ce site a levé 3 millions d’euros en huit opérations. Autre nouveauté sur ce marché, Unilend qui permettra aux particuliers de prêter directement à une PME. Il vise le même succès que le britannique Funding Circle, en ayant pour objectif de capter au moins un milliard d’euros de prêt dans les cinq prochaines années. On peut citer aussi le cas de Smartangels. La menace des autorités publiques que ces sites ne puissent plus prélever un pourcentage des sommes ainsi collectées fait que certains d’entre eux pourraient, pour contourner cette contrainte, se domicilier au Luxembourg. Toutefois, un problème plus important encore est pour eux sans doute le faible nombre des opérations menées en phase de démarrage : un site comme Anaxago n’a capté que 2,2 millions d’euros avec neuf dossiers en un année par exemple. Spear qui emploie quatre salariés a financé en deux ans seize projets (quatre d’associations et douze d’entreprises). On peut penser que ceci est insuffisant pour espérer une rentabilité immédiate. Les avantages fiscaux pour les particuliers qui placent ainsi leurs fonds ne suffisent pas à les attirer en grand nombre. Le peu de dossiers en cours rapporté aux frais fixes de fonctionnement est un problème évidemment plus général que celui lié à la technique de collecte par site car il se pose aussi de manière forte pour les fonds de garantie en microcrédit comme le FIG à Genève. Mais peut être est-il accentué ici par la relative facilité de mettre en place un site, et donc par la concurrence qu’ils exercent les uns vis-à-vis des autres. Quant aux projets présentés aux plateformes de financement privilégiant ceux à caractère solidaire ou environnemental, nombre par exemple ne répondent pas simultanément aux critères des sites et à une exigence de viabilité économique et financière. Beaucoup des opérations ciblant des startups et des PME sont bouclées par des business angels, spécialistes traditionnels des placements à risque dans de nouvelles entreprises.

Par comparaison avec Spear ou Kisskissbankbank, le caractère mercantile du site international Indiegogo est frappant. Ce site de crowfunding est en quatre langues, pour des projets dans 224 pays et territoires et une collecte de fonds en cinq devises. Le prélèvement des sommes collectées (même si le projet n’aboutit pas) est de 9 % plus les frais de transactions. Cette recherche de lucrativité et non de solidarité est également forte chez Particeep qui propose outre le financement de projets de devenir affilié du site et de percevoir ainsi 15 % des revenus qu’il génère. Depuis octobre 2010, Ulule est un site décliné en six langues ; ceci lui permet d’afficher un caractère véritablement européen. Il a permis le financement de 3050 projets grâce à 10 millions d’euros collectés. Il vient d’absorber deux concurrents, Peopleforcinema et Octopus ; ce qui peut correspondre à une stratégie capitalistique.

Le financement international par crowdfunding est pratiqué par de nombreux sites. C’est le cas de Bluebees, un site français destiné au financement de petites entreprises dans les pays en développement, visant le creux de financement entre le microcrédit et les prêts des banques commerciales.
Le développement de cette technique par site de collecte de fonds a bouleversé certaines habitudes du financement solidaire. Prenons l’exemple d’une mutation d’un fonds de capital risque solidaire en une structure à caractère coopératif mobilisant les techniques du crowdfunding. En 2005, Garrigues, un regroupement d’épargnants, qui finance en France des projets à caractère solidaire, a créé un fonds de capital risque pour l’Afrique francophone avec l’association de solidarité internationale Tech-Dev, selon les mêmes techniques traditionnelles de mobilisation de ce type d’épargne par la SIDI ou Oikos, des acteurs historiques du financement solidaire pour le Sud. Huit années plus tard, afin de pouvoir réunir, en France mais aussi en Afrique, différents types de sociétaires (particuliers, fonds d’investissement et d’épargne salariale), lui permettant d’accroître son capital d’intervention, Tech-Dev a décidé de se transformer en une société coopérative d’intérêt collectif, sous le nom de Fadev. L’avantage comparatif de ce fonds de placement à caractère solidaire par rapport à d’autres est basé sur les relations qui ont été nouées depuis longtemps avec des partenaires sur le terrain pour présélectionner les projets, aider leurs responsables à les rendre éligibles au financement et à répondre aux critères de Fadev. Chaque épargnant place dans le fonds et ce dernier prend une participation dans une société. Parmi les premiers projets retenus, FruitsCam, une entreprise des environs de Yaoundé, qui emploie une vingtaine de salariés pour fabriquer des jus naturels, sirops et des confitures. La participation de 22000 euros du fonds devrait permettre de tripler la production en l’automatisant40. Le rôle d’intermédiaire de Fadev permet, outre la sélection des projets, un partage des risques entre épargnants puisque ceux-ci se trouvent répartis sur plusieurs projets.

Babyloan est la plus importante plateforme de microcrédit en Europe avec plus de 16 000 micro-entrepreneurs soutenus dans quinze pays à travers la planète (dont, innovation importante, la France à la suite d’un accord avec l’Adie, premier acteur national du microcrédit) grâce à une collecte de 7 millions d’euros de prêts solidaires cumulés auprès des internautes. Il existe une trentaine de plateformes de ce type dans le monde. Les ressources issues de ce crowdfunding ne représentent qu’une goutte d’eau pour le secteur du microcrédit ; mais les sites de financement participatif affichent des taux de croissance à deux voire trois chiffres, ce qui laisse présager que ce crowdfunding ciblé essentiellement au Sud pourrait fortement croître. Leur modèle est celui de Kiva créée en 2005 aux Etats-Unis, la première plateforme dans le secteur du microcrédit, qui en fait ne finance pas les emprunteurs finals mais les structures de microcrédit ouvrant des prêts à ceux-ci. Kiva a permis de lever plus d’un demi milliard de dollars de prêts pour financer 1,2 million de micro-entrepreneurs dans le monde. Aux États-Unis, environ deux habitants sur 1000 prêtent par l’intermédiaire de cette plateforme.

Premières conclusions

Ces innovations dans la consommation, l’hébergement, les transports, le financement, etc. sont amplement favorisées par l’usage d’internet qui résout certains problèmes de transfert de l’information et accélère beaucoup sa circulation. Le succès des placements par crowdfunding explique largement le mimétisme du crowdgiving, comme pour le Trailwalker dans lequel un petit groupe mobilise les soutiens d’amis et de proches pour financer l’ONG Oxfam41 ; la solidarité s’y réalise à des niveaux multiples : au sein du groupe initiateur, avec les proches et amis de ses membres, dans la relation du groupe avec l’ONG et enfin entre celle-ci et les bénéficiaires de ses interventions. L’usage du web a ouvert des potentialités fortes pour des rencontres directes entre offres et demandes de biens et services de toute nature et la capacité d’essor de sites de servir d’intermédiaires pour accroître le degré de confiance de ce type de transactions. Toutefois cette nouvelle économie n’est pas seulement un accroissement quantitatif de pratiques qui seraient analogues à l’autostop, le bed-and-breakfast, les petites annonces pour vendre des biens et services ou encore les crèches parentales. Celles-ci peuvent aussi être revendiquées comme une pratique associative de co-activité quand les parents contribuent eux-mêmes non seulement à la gestion de l’institution mais aussi directement en s’occupant dans ce cadre des enfants d’âge préscolaire de façon régulière ; pour leurs initiateurs, au-delà de la co-production d’un service, il s’agissait aussi d’une éducation communautaire dans l’esprit post 68, notamment quand elles étaient situées dans les locaux mêmes des universités. Elles manifestaient le partage des tâches à accomplir (y compris en s’opposant aux traditionnelles spécialisations entre hommes et femmes) mais aussi celui d’expériences et de compétences ainsi que la transmission de l’organisation à d’autres parents au fur et à mesure que les enfants grandissaient (donc une impossibilité d’appropriation du service vu sa nature spécifique).

Le type de proximité et le mode de mise en relation ont changé. L’usage du téléphone portable comme moyen de paiement et pour recevoir différents types d’informations ne pourra que favoriser davantage ces pratiques pouvant être locales ou à grande distance (par exemple pour l’hébergement). Mais il serait faux d’imaginer qu’il s’agit seulement de l’effet d’une technique nouvelle de communication permettant d’étendre le nombre et l’origine des clients potentiels et de payer à distance. Tout d’abord on observe un aménagement, un contournement, un débordement ou une subversion des limites entre entreprises et activités domestiques. On peut d’ailleurs comprendre de nombreuses initiatives de l’économie collaborative comme la réalisation pratique de l’idéologie de l’homo economicus tel que celui-ci est présenté dans l’économie pure walrasienne. L’agent économique est le support de plusieurs fonctions économiques et n’est pas déterminé par les institutions et appartenances de classe de l’ancien modèle promu par l’économie politique classique reconnaissant les antagonismes et les complémentarités entre salaire, rente et profit, dans leurs dimensions sociales. Les systèmes d’échange local avaient à partir des années 1980 et surtout 1990 en Amérique du Nord et en Europe principalement, engagé une telle évolution vers une multifonctionnalité des participants par la diversité des demandes pouvant être ainsi satisfaites et des offres pouvant être réglées de la sorte. Il s’agit donc aussi d’une extension considérable du champ de la monétarisation d’activités. L’économie collaborative transforme des valeurs d’usage, principalement domestiques, en valeurs d’échange42. Mais la monétarisation des biens et services qu’elle engendre est de nature très différente si la finalité est principalement lucrative ou s’il s’agit au contraire de promouvoir des pratiques solidaires et des rapports de réciprocité dans lesquels l’argent fait lien ; et encore plus si ne prévaut pas une logique d’accumulation mais une logique d’autosatisfaction. Dans la logique d’accumulation, il y a parfaite compatibilité avec le projet néolibéral où l’individu maximise son utilité totale à partir des capacités dont il dispose et qui sont reconnues comme propriété privée par sa capacité de contracter. À la différence des autres logiques, il ne manifeste de souci pour autrui que si ceci sert ses propres intérêts individuels immédiats.
Pour illustrer le fait que l’usage intensif des possibilités offertes par l’informatique ne suffit pas à accroître le caractère de partage, il suffit de comparer le bitcoin et les monnaies complémentaires locales. Dans le premier cas, il s’agit essentiellement d’un instrument spéculatif dont l’usage pour régler des transactions est très réduit et dont la production (par ordinateurs consommant des quantités croissantes d’électricité par bitcoin créé) et la possession sont principalement recherchées afin de bénéficier d’une éventuelle plus value. Le projet du bitcoin, tel que présenté par un grand nombre de ses promoteurs, se situe parfaitement dans la lignée hayekienne d’une dénationalisation de la monnaie. À l’opposé de cette privatisation de la monnaie et de cette stratégie d’accumulation individuelle (gain en partie fictif quand il ne s’agit que de l’accroissement d’un cours sans revente effective), les monnaies locales complémentaires permettent de créer une dynamique d’interdépendances entre acteurs locaux, entre consommateurs et producteurs, ainsi que de nouveaux modes démocratiques dans leur gestion d’un commun43. On doit remarquer là encore que les monnaies locales complémentaires en privilégiant les circuits courts sont soucieuses des questions environnementales alors que la production de bitcoins est énergivore. Les organisations à caractère financier sont rarement soucieuses des problèmes écologiques et, quand elles incluent cette problématique, leur contribution se révèle généralement limitée44.

Au cœur du partage, entendu comme mise en commun, se trouve un facteur que l’on peut qualifier d’associatif ou mutualiste, qui, comme l’avait mis en avant Pierre Joseph Proudhon (Dardot, Laval 2014 p. 205-214), fait que le produit d’une activité menée par une même personne pendant une certaine durée est inférieur au résultat de l’activité simultanée et coordonnée d’un groupe de personnes pendant le même temps cumulé. La synergie d’un collectif entreprenant dégage un surplus par rapport à une action individuelle. Une question essentielle est ici de savoir comment celui-ci est distribué ou approprié ; ce qui correspond à la reconnaissance ou à l’inverse à la négation de ce collectif. Il y a négation du collectif lorsque le propriétaire d’une entreprise considère la main d’œuvre comme un simple facteur de production et il y a reconnaissance du collectif et donc de quelque chose de commun dans une gestion réellement coopérative. L’ensemble des pratiques dites « collaboratives » relève de quatre logiques différentes. Elles peuvent être antithétiques ou compatibles, et dans ce cas se dynamiser. La première est celle de l’optimisation de l’usage d’un bien que l’on possède en en faisant une source de revenus ; sa logique est individuelle et permet au propriétaire de profiter de sa rareté et du besoin qu’éprouvent les autres. La deuxième est celle de faire bénéficier autrui (gratuitement ou avec contre-partie) de la jouissance de ses biens. La troisième est celle d’éviter le gaspillage en relation avec la recherche d’une autosatisfaction collective (notamment par le recyclage et la gestion des déchets). La quatrième est celle d’une activité en association ou coopération et la mutualisation des capacités. Les deux premières logiques s’opposent, l’exercice du droit de propriété apparaissant absolu dans la première et limité par les besoins de tous dans la deuxième. Par conséquent, compte tenu des ambiguïtés traversant les pratiques dites « collaboratives » et des logiques opposées pouvant les structurer, il faut dépasser le simple inventaire de ce qui peut s’apparenter plus ou moins à, ou prétexter être, des formes contemporaines de partage pour comprendre ce qui les réunit : mais aussi ce qui les oppose et qui peut en fait beaucoup les éloigner du partage. Cela permet de lever les ambiguïtés que recèle l’usage de termes « partage » ou « sharing ».

2. Définir le partage à partir du concept de commun

Au sein des pratiques prétendues de partage ou le réalisant, que je viens de présenter, l’affichage du souci d’autrui tient pour certaines d’entre elles davantage du moyen de séduction à fins lucratives que d’une finalité effectivement recherchée par souci d’autrui. Pour discriminer celles qui se révèlent de plus en plus comme un nouveau visage d’activités mercantiles et lucratives, il est possible de les passer au crible de la problématique du commun45. Le sens du terme « commun »46 n’est pas ici celui, large, qu’il revêt le plus couramment chez les philosophes (Dardot, Laval, 2014, p. 25-51, 234-240, 250-283) ; même s’il existe des convergences entre les deux47. Il se situe dans le prolongement de celui plus restreint qu’il a pris, notamment chez des économistes critiques ou institutionnalistes et des socioéconomistes, à la suite des travaux d’E. Ostrom dans le champ environnemental48. Ce croisement des problématiques est d’autant plus important que j’ai relevé à plusieurs reprises que le coût de l’empreinte écologique des activités était exceptionnellement pris en compte par les acteurs de l’économie collaborative ; oubliant ainsi largement le partage intergénérationnel et la répartition équitable des ressources disponibles. L’idée de commun est caractérisée à la suite d’Ostrom de façon positive par au moins trois dimensions, qui permettent de l’appréhender dans une perspective elle-même différente et plus porteuse de transformations politiques, sociales et économiques que celle des juristes. Elles tiennent aux règles qui l’instituent et aux normes des communautés (de taille et de durée variables) qui la reconnaissent à travers leurs pratiques, à savoir :
 la démocratie régissant les rapports entre les diverses parties prenantes de l’usage ou de la co-production de ces biens et services qui en sont le support ;
 le soucis des autres (présents et avenir) à travers les conditions de leur renouvellement et donc la recherche d’une soutenabilité de l’usage ;
 et le partage, non pas au sens d’une division mais d’un accès et d’un usage établis en proportion des besoins reconnus de chacun.

Le cadre territorial de l’inscription de ces trois dimensions est essentiel, étant donné qu’elle peut se faire à différents niveaux selon les objets en étant le support. Je m’attache plus particulièrement ici à la troisième dimension : le partage et à sa définition ; entendu que celui-ci ne peut pas se réaliser indépendamment de la reconnaissance des deux autres dimensions.

Les voies de communications et le stationnement comme illustration d’une distinction entre communs, biens privés et biens publics.
La distinction entre communs, biens privés et biens publics est une première façon d’appréhender simplement le concept de partage, indépendamment des droits de propriété. Pour intégrer cette différence en l’appliquant à la vie quotidienne, prenons un exemple vécu au quotidien : celui de l’accès à différentes voies de circulation et de leur coproduction comme espace commun par leur usage hiérarchisé. Leur accès peut être totalement libre pour tout véhicule et pour toute personne. C’est alors un espace public avec un code de la route s’imposant à tous les véhicules et implicitement aux piétons. Toutefois, l’on constate que l’accès à cet espace n’est pas totalement libre car il est soumis à certaines règles permettant son usage partagé. Dans la plupart des pays par exemple, les piétons doivent marcher sur le côté gauche de la route alors que les voitures roulent à droite ; il existe une priorité de la voiture montante par rapport à la voiture descendante, ainsi que différents panneaux indiquant des limitations de vitesse, sens obligatoire, etc.

Pour accéder à une autoroute, un tunnel ou un pont peut être exigé un péage ; tous ceux qui ne sont pas motorisés peuvent de ce fait subir une interdiction d’accès (c’est le cas sur les autoroutes ou les voies rapides et généralement dans les tunnels). On peut l’interpréter comme une forme de privatisation de cet espace du fait de l’exclusion d’une partie des usagers potentiels. Ce qui montre aussi qu’une privatisation peut s’appliquer à des espaces dont la propriété est publique ; et donc que le concept de commun ne réfère pas à un statut juridique relatif à la propriété d’un bien. La distinction entre propriété, possession et appropriation peut ici revêtir une certaine pertinence à partir du moment où chacune est comprise comme un faisceau de droits49 individuels et collectifs (Orsi 2013).

La pollution atmosphérique et sonore ainsi que l’encombrement des villes peuvent être interprétés comme le résultat d’actions individuelles, notamment du fait d’un usage excessif de l’automobile par les ménages, détruisant des biens communs. La limitation de l’accès aux centres urbains par l’instauration d’un péage peut constituer un moyen de préserver ces communs. Ainsi la ville de Milan a introduit en janvier 2012, à la suite d’un référendum approuvé par 79,1 % des votants, le paiement d’un ticket d’entrée de 5 euros pour tous les véhicules, du lundi au vendredi entre 7h 30 et 19h 30 (les voitures électriques et les deux roues ne l’acquittent pas et les résidents ont droit à quarante passages gratuits par an et ne paient que 2 euros le ticket par passage supplémentaire). Depuis le trafic automobile a diminué de 28 % et l’usage des bus et tramways aux heures de pointe a augmenté.

On peut reconnaître comme un exemple de partage de l’espace le fait que dans les rues d’une ville, l’accès soit reconnu comme étant possible pour tous ; mais, au lieu de tracer des voies différentes parallèles réservées respectivement aux piétons, aux cyclistes, aux transports en commun et aux autres véhicules, tous ont l’usage d’un même espace qui n’est pas matériellement divisé. Toutefois, il existe une règle de priorité des piétons sur les cyclistes, des cyclistes sur les transports en commun et de ceux-ci sur les véhicules privés. En cas d’accident la responsabilité de la catégorie en quelque sorte supérieure est toujours engagée.

L’organisation du partage de l’espace se rencontre aussi en matière de stationnement quand, pour garantir un plus large usage à tous (une sorte de renouvellement de la ressource), les conducteurs doivent afficher un disque de stationnement limitant la durée de leur stationnement aux heures d’affluence. On rencontre aussi des parkings réservés le jour aux personnes travaillant dans la zone, et la nuit à ceux qui y résident (à Grenoble par exemple) ; l’accès prioritaire est donc dans ce cas reconnu en fonction des besoins. On voit ainsi dans les exemples relatifs à la circulation, que la ressource à renouveler est la capacité de se déplacer ou de stationner pour ne pas échapper à deux extrêmes : l’encombrement absolu ou l’interdiction totale d’accès.

De façon générale, le partage implique la possibilité pour ceux reconnus comme membres d’un groupe d’usagers ou de co-producteurs (dont la taille peut varier) d’utiliser et de permettre la reproduction d’une ressource considérée comme rare, instituée et gérée comme un commun. Une ressource est définie par un rapport entre des moyens et des fins.

Au delà de la rivalité dans les usages

La plupart des accès à des ressources et leurs co-productions et usages sont plus complexes que ceux des voies de circulation. Leur utilisation par les uns concurrence, plus ou moins, les usages (qui peuvent être multiples) faits par d’autres. Du fait de cette rivalité, les ressources sont vulnérables. Elles le sont :
– aux dégradations du fait de leur sur-utilisation mettant en péril leur renouvellement,
– aux comportements de free-riding (passager clandestin en usant sans contribuer à la production ou payer, ou en ne respectant pas les règles établies ou les normes promues),
– et à leur monopolisation (dont les privatisations par enclosures constituent une figure de l’exclusion).
Cette concurrence des intérêts conduit à ce que l’on désigne comme « tragédie du libre accès », pour traduire tragedy of commons, le titre de l’article de Garett Harding publié en 1968, sans souscrire à ses conclusions favorables à la solution qu’il prône : leur privatisation.

La reconnaissance ou l’institution d’un commun suppose donc :
– la définition de son groupe de co-producteurs ou d’usagers (multiples et interdépendants) et en conséquence la fixation de frontières (avec une ouverture plus ou moins grande à l’extérieur) et la précision des rôles, fonctions ou qualités de chacun au sein de cet espace,
– la connaissance des conditions d’accès, d’appropriation, d’exclusion, de distribution, de prélèvement et de reproduction de cette ressource,
– le contrôle de son usage et des capacités d’en tirer des revenus,
– l’arbitrage d’éventuels conflits dans l’activité commune ou l’utilisation,
– la capacité de s’adapter aux changements,
– l’introduction d’une échelle de sanctions et de modes de répression de ceux ne se conformant pas aux règles et aux normes collectivement acceptées (Ostrom, Basurto 2013 p. 7, 9, 11, 19, Weinstein 2013). Ces normes sont des valeurs promues en prescrivant des actions ou des résultats, et d’une certaine façon le permettent ou y obligent. Ces règles autorisant ou au contraire interdisant sont des formes d’organisation comportant des sanctions lorsque des actions prohibées sont commises et constatées ou que les prescriptions ne sont pas respectées. Elles sont donc les unes et les autres constitutives et régulatrices.

Il n’existe donc pas de commun par nature ; ce qui explique aussi pourquoi la domination de l’idéologie et de l’organisation néolibérale a engendré leur restriction ; ce qui a pu être qualifié de « nouvelles enclosures ». Les modes de possession et leurs régimes d’échange peuvent varier (Chanteau, Labrousse, 2013 p. 26) ; d’où l’insuffisance de l’opposition public/privé ou gratuit/payant. Priment l’accès à et l’usage des flux engendrés par la ressource, sa production ou reproduction et sa gestion. La division entre administration et marché est tout aussi inadéquate compte tenu notamment des multiples formes de marché qui ne peuvent pas se réduire à une soumission au seul principe de concurrence contrairement à l’analyse qu’en fait Laurence Fontaine (2014) dans son apologie sans nuance du marché et la très large confusion qu’elle commet non seulement entre concurrence et marché mais aussi entre public, collectif et commun50. L’arrangement institutionnel contrôlant les flux de cette ressource est contingent à un contexte qui le manifeste.

La dimension collective des communs

À l’inverse d’une division, d’un fractionnement, d’un morcellement ou d’un démembrement, que le mot « partage » peut suggérer, il s’agit d’une mise en commun ou d’une reconnaissance du caractère d’un bien dont la dimension collective préexiste et a été reconnue (donc n’est pas automatique et spontanée) ou qui a été produite et instituée.

Il est difficile d’imaginer la création de communs ou leur reconnaissance sans le support de mouvements sociaux ou des efforts coopératifs ; d’où leur dimension politique (Allaire 2013 p. 4, 26), qu’illustre bien en Italie en 2011 le mouvement ayant conduit au rejet par référendum de la privatisation de la distribution de l’eau puis sur cette base à Naples sa remunicipalisation (Dardot, Laval, 2014 p. 522-526). Le coopérativisme, le mutualisme, l’associativisme, le solidarisme51 et de nombreuses formes du socialisme dit « utopique » ont constitué un extraordinaire effort pour mettre en place dans les champs de la production, des échanges, du financement et de la consommation des pratiques instituant à des degrés divers des communs que, pendant des siècles, l’organisation en métiers et du commerce et des droits communaux notamment dans l’Europe d’Ancien Régime avait représentés ; des formes de marché là encore non systématiquement soumises à une logique de concurrence.
Les actuels communs ne sont pas de simples survivances du passé ; même si l’on peut plus facilement en trouver des exemples dans les mondes anté-industriels et anté-capitalistes qu’aujourd’hui, notamment au sein des communautés paysannes (Orsi 2013 p. 5-8, Sabourin 2012). C’est une dimension permanente de tout ce qui touche à ces dimensions souvent appréhendées de façon atrophiée comme l’économie des sociétés. Pour les contemporains, elle interpelle fortement la question d’une gestion démocratique ou non des richesses par les parties prenantes. La difficulté essentielle ici tient à ce que les formes de socialisme (ou autoproclamées comme tel) qui se sont développées au XXe siècle ont pour l’essentiel tendu à confondre commun et biens publics ; ceux-ci étant gérés par le haut au nom d’un intérêt supposé général. Cette appropriation bureaucratique52, excluant très largement de leur gestion tant les travailleurs directement impliqués dans leur production que les utilisateurs, et les effets de domination induits, ont rendu d’autant plus aisée leur privatisation quand l’idéologie néolibérale est devenue hégémonique. La résistance à cette sorte d’expropriation ne pouvait qu’être très faible puisque l’implication du plus grand nombre était réduite à celle de consommateurs et d’usagers passifs.

Des champs d’application multiples

Toutes choses égales par ailleurs, selon le caractère renouvelable ou épuisable, tangible ou intangible, matériel ou immatériel, ce qui a été dit dans de nombreux travaux sur les communs à propos de l’eau, des forêts, des ressources halieutiques ou de pâturages (Ostrom 2002, 2005 ; Baron, Petit, Romagny 2011, Perret, Paranque, Achir, 2014 parmi beaucoup d’autres) est de plus en plus appliqué à la santé humaine et animale (Zinsstag 2011), au patrimoine génétique, aux biens culturels, aux connaissances scientifiques ou traditionnels, aux logiciels et à la propriété intellectuelle (Coriat 2013), à l’habitat (Chanteau, Labrousse 2014 note 32 p. 37), aux moyens de transport et aux infrastructures collectives comme à la monnaie et à la finance (Meyer 2012, Servet 2014a, b)53 ou à l’économie solidaire (Chanteau, Labrousse, 2013 p. 24, Errembault 2012). Ainsi sont reconnues et dépassées les divisions de la société ; ou celles-ci sont comprises comme le moteur de nouveaux mouvements sociaux. Pierre Dardot et Christian Laval (2014) appréhendent le commun comme une révolution au XXIe siècle. Ceci se réalise par la collaboration de leurs acteurs qui pensent et constatent que la rivalité des intérêts privés et l’absence de limite à la propriété privée ne peuvent qu’engendrer un bien-être inférieur pour le plus grand nombre. Tout particulièrement lorsqu’on se trouve face à des biens dont le coût marginal de production est décroissant (c’est le cas de la plupart des biens culturels reproductibles et diffusables par les réseaux informatiques ou de l’usage de brevets).

Aborder dans de multiples domaines les rapports sociaux à partir de la grille du partage permet aussi de montrer que ce n’est pas tel ou tel type de comportement (en l’occurrence égoïste et calculateur ou, à l’inverse, généreux) qui conditionne les façons de penser, les préférences et les habitudes. Les cadres institutionnels (organisations, règles et normes) définissant et reconnaissant les communs déterminent celles-ci (Weinstein, 2013 : 15). Cette institution ou reconnaissance du partage (selon l’appréhension qui vient d’en être faite) joue dès lors un rôle essentiel pour comprendre le développement des modes d’interdépendance des activités humaines que sont les principes de réciprocité ou d’autosuffisance comme institutionnalisation de formes de solidarité ou celui de prélèvement-redistribution comme institutionnalisation de la protection (Sabourin 2012, Servet 2009, 2013).

Cette approche permet aussi de dépasser l’opposition souvent tracée entre marché et communs. Comme le souligne Gilles Allaire (2013 p. 2 sq.) non seulement aucune production mais aussi aucun marché ne saurait exister sans l’accès des participants à des ressources partagées. Les systèmes de marché comme économies marchandes mobilisent des biens privés, des biens publics et des communs. Le reconnaître est différent d’affirmer que ces derniers introduisent une troisième voie entre marché et État par la définition de biens et services spécifiques, ou plutôt selon l’approche d’Ostrom entre tout marché et tout État (Chanteau, Labrousse, 2013 p. 22, 24, 28). Ces trois types d’usage (correspondant à des régimes de propriété et à des modes d’appropriation, de possession et de gestion divers et ne devant pas être confondus avec des statuts juridiques (Orsi 2013)) sont ainsi indispensables tant au fonctionnement effectif des marchés qu’à la fourniture des biens du domaine public.

Conclusion

La grille de lecture des communs permet de distinguer des formes de partage à caractère solidaire de pratiques qui se réclament du partage à travers la collaboration des acteurs mais qui n’ont rien de solidaire ; ou du moins de reconnaître des degrés de solidarité plus ou moins élevés. Il est donc temps de revenir à mon point de départ, la revendication du partage au sein de mouvements sociaux contestataires. Cette dimension dépasse donc très largement les innovations que révèle l’économie dite « collaborative » car ils se situent à un niveau de globalité supérieure à celles-ci et, même lorsque leur agir est local, l’intensité de l’exigence de partage y est beaucoup plus forte que dans cette dernière. Ils s’opposent à l’approche néolibérale de l’économie alors que celle-ci peut parfaitement se révéler compatible avec certaines initiatives de l’économie collaborative visant une bonne gestion des ressources dont chacun individuellement dispose, voire constituer un nouveau mode d’exploitation des besoins d’autrui par la valorisation de son patrimoine. Les débats actuels sur le revenu inconditionnel ou universel d’existence (au delà des diverses appellations pouvant correspondre à des approches différentes) ou sur le salaire minimum renvoient aussi à la question du partage des ressources créées dans une société (au sens étroit et large du terme). On le voit à travers ceux qui veulent frontalement supprimer le salaire minimum ou au contraire l’adapter comme en France en proposant un « sous smic » pour les jeunes par exemple, et donc individualiser de plus en plus fortement les rémunérations, au nom d’une hypothétique incitation au travail ou efficacité dans la gestion des ressources ; vis-à-vis de laquelle une partie même du patronat émet des doutes en la décrivant, non sans raison, comme étant rétrograde, de l’esclavagisme a-t-on pu lire à ce propos. Proposition aussi à l’inverse de la votation proposée en Suisse en mai 2014 sur l’établissement d’un salaire minimum de 4000 francs (soit environ 3200 euros par mois) ou bien la limitation d’un plafond aux rémunérations les plus élevées (qui a fait aussi l’objet d’un référendum en mars 2013 pour les entreprises côtés en bourse et en novembre 2013 pour toutes les entreprises). Ce sont diverses façons de se situer dans une perspective de partage. On le perçoit bien d’ailleurs en observant la position de ceux qui s’opposent le plus farouchement à cette dernière initiative ou soutiennent une diminution du salaire minimum en se situant pro ou prou dans le sillon du néolibéralisme. Pendant le quart de siècle de son hégémonie, celui-ci a été un fossoyeur du partage. Toutefois si l’on s’attache aux acteurs ou clients tant de l’économie dite « collaborative » que « solidaire », pour ne retenir que ces deux expressions de retrouvailles explicites du partage, il serait faux d’imaginer que ces nouvelles façons de vivre et de vivre ensemble (ce vivre impliquant non seulement la consommation mais aussi le travail notamment) seraient le plus désirées par et revendiquées par ceux que l’on pourrait penser en avoir davantage besoin ; à savoir les plus matériellement démunis subissant fortement la réduction de leur pouvoir d’achat en situation de crise et une dégradation de leurs conditions d’existence en particulier du fait de nombreuses privatisations de services publics.

Remarquons que les tenants de l’économie collaborative qui affichent des valeurs de partage s’attachent exceptionnellement aux problèmes dits « de pauvreté », de « précarisation » ou « d’exclusion » ; ils défendent plutôt un mieux vivre ensemble (cet ensemble pouvant réunir toutes les catégories de la population, ce qui élimine toute stigmatisation) ; le plus souvent il n’est pas question de co-produire mais simplement d’accroître les ressources dont ils peuvent disposer en partageant les leurs à travers des formes d’échange. Ce ne sont pas les plus nécessiteux qui réclament davantage ces droits et notamment la consommation d’objets d’occasion. Quand ils y ont recours, généralement ils le subissent surtout parce que, le plus souvent, ils ne remettent pas en cause les normes dominantes du consumérisme. La majorité se situent plutôt dans une logique redistributive de protection, avec en particulier des revenus de substitution permettant d’accéder à certains éléments du mode de vie standard dans leur société, que dans une recherche de solidarités actives supposant la réciprocité. L’essor de véritables pratiques de partage s’appuie sur la collaboration de groupes, et à travers ceux-ci sur des personnes, qui pensent au-delà de leurs intérêts immédiats et individuels (en particulier de façon évidente pour ce qui constitue les dimensions intergénérationnelles du partage).

Toutefois, la logique de la « société de consommation » semble avoir produit une de ses limites. En favorisant l’obsolescence technique accélérée des produits et la diffusion d’une obsolescence symbolique et psychologique par la publicité de nouvelles gammes des mêmes produits54, les entreprises ont fortement contribué à changer le rapport de leurs clients aux objets et ont favorisé à la fois un mouvement d’appropriation de certaines marques par des groupes de clients55 et un détachement des consommateurs par rapport au caractère durable des biens. Le caractère éphémère des biens de consommation a atteint un tel degré que les habits importés à bon marché peuvent de moins en moins être réutilisés par les organisations caritatives. Rien d’étonnant donc que pour des fins strictement lucratives des firmes s’engagent aujourd’hui dans un nouveau marché, celui de l’économie dite « collaborative » et récupèrent en partie, si l’on peut dire, un fonds de commerce de l’économie solidaire. Les consommateurs acquièrent de moins en moins la propriété de biens durables et davantage des fonctions ou des usages. Le téléphone portable dont la durée de vie est limitée est de ce point de vue emblématique. De même, les ménages n’acquièrent qu’exceptionnellement des meubles en bois massifs destinés à durer et à être transmis de génération en génération ; les consommateurs de plus en plus individualisés achètent des éléments qu’ils savent qu’ils jetteront ou même que, selon leur usage et l’évolution de leurs contraintes de vie, ils revendront, éventuellement en les bradant ; ce qui peut objectivement induire une forme de partage– mais qui constitue des pratiques bien souvent très éloignées de la solidarité entendue comme souci des autres et encore moins comprise personnellement et collectivement comme une reconnaissance du besoin des autres (Lasida 2011). Il est possible aussi de se demander si cette apparente désaliénation de la propriété matérielle par le partage dans l’usage ne produit pas une expropriation de masse. Les ménages acceptent d’être dépossédés au profit du versement de rentes permanentes et d’un renforcement des droits de propriété de ceux qui contrôlent cet usage. C’est le cas lorsqu’on ne détient plus des disques ou K-7 (pour visionner des films et des reportages ou écouter des extraits musicaux) mais que l’on n’acquiert seulement le droit d’accéder à un site ; un droit qui n’est pas transmissible (par don, vente ou héritage) et qui risque de s’éteindre par obsolescence technique ou disparition du fournisseur d’accès. Partager l’usage est donc bien là récupéré ; il l’est non dans une perspective de solidarité mais comme un processus de previous accumulation56 permettant l’enrichissement cumulatif des plus puissants grâce à un nouveau mode d’expropriation massive de la population.

Livres et articles cités

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Notes

1 J’ai écrit cet article parallèlement à la préparation des séances du séminaire Introduction à une critique de la société de marché et à ses alternatives solidaires, donné à l’IHEID de Genève aux printemps 2013 et 2014 (voir http://graduateinstitute.ch/home/st...). Je remercie pour leur contribution à cette réflexion devenue ainsi collective tou-te-s les étudiant-e-s y ayant participé, ainsi que Tom Moerenhout, assistant d’enseignement du master interdisciplinaire en études du développement, pour son appui sans faille à son organisation et ses suggestions. Voir en note 31 ci-dessous les références de la vidéo présentée par un des étudiants pour ce séminaire. Remerciements aussi pour leurs nombreuses suggestions à Isabelle Hillenkamp, Bernard Paranque et Marlyne Sahakian ainsi qu’à Wojtek Kalinowski et Juliette Simont.
2 « Partager » doit être compris ici non au sens de diviser et de démembrer mais avec celui d’« avoir sa part à (quelque chose) en même temps que d’autres. » autrement dit se solidariser (Le Petit Robert de la langue française, ed. 2006, p. 1854 col. 1, article « Partager »). En anglais, to share présente la même ambiguïté avec le double sens d’une part de to portion out et de to divide up et d’autre part de to participate in, de to take part in et de to have a role in.
3 Par la référence à la concurrence et non « au marché » on doit comprendre que les marchés prennent des formes multiples dont certains supportent des pratiques solidaires de l’économie.
4 L’illustrent une majorité des travaux réunis par les bulletins du Mauss (1982-1988) puis à partir de 1989 la Revue du Mauss, Mouvement anti-utilitariste dans les Sciences Sociales animé par Alain Caillé. Né en proximité forte avec l’anthropologie économique de Karl Polanyi, il a été de plus en plus en plus soumis, en réduisant son analyse autour de la métaphore du don, à ce que Karl Polanyi lui-même a dénoncé, à propos de Marcel Mauss, comme étant une vision catallactique de l’organisation économique des sociétés (voir Polanyi 1977 trad. 2011 p. 172). Pour une critique voir aussi Warnier 2011 et Servet 2013b)
5 Servet 2013b.
6 Sur l’usage du singulier et du pluriel voir ci dessous note 45.
7 L’expression « sharing economy » offre 1,4 million d’entrées sur Google ; « économie du partage » 153 000.
8 Sur cette mutation voir parmi les nombreuses publications qui lui sont consacrées : Laville 2006, Hart 2010, Swaton 2011, Dacheux 2011, Frémeaux 2012. Dardot, Laval 2014, comme beaucoup, ne saisissent pas cette différence essentielle apparue entre l’« économie sociale » et l’« économie sociale et solidaire » en faisant référence à une différence de statut de l’économie sociale et solidaire d’avec les autres types d’entreprises individuelles ou capitalistes (p. 497). D’une part, toutes les associations, mutuelles et coopératives ne fonctionnent pas selon un principe de solidarité. D’autre part, les entreprises dites « solidaires » ne sont pas uniquement des associations, mutuelles et coopératives. Elles peuvent avoir des statuts qui sont ceux d’entreprises à capitaux et à fins lucratives mais fonctionnant différemment. C’est le cas par exemple de la SIDI (dans le champ du financement international solidaire) ou d’Habitat et humanisme (pour la construction en France d’habitations pour des publics exclus) ayant pris le statut de société en commandite par actions ; ou de certaines activités financières dans les pays en développement notamment initiées par les acteurs de la théologie de libération qui ont adopté elles aussi le statut de sociétés par actions pour éviter avec une forme coopérative de subir des pressions de représentants des gouvernements, qui auraient dû y siéger.
9 D’où la traduction du Dictionnaire de l’Autre économie consacré à l’économie solidaire sous le titre anglais de Human Economy Hart, Laville, Cattani, 2010 .
10 Voir sur le site http://www.bordeaux-economie-collab... de nombreuses vidéos des intervenants sont présentées/
11 Beaucoup d’exemples cités ici sont français. Ce choix tient d’une part à l’impossibilité en un temps relativement court, notamment compte tenu de la forte dynamique et diversité du secteur, d’avoir une vision beaucoup plus étendue et d’autre part, du fait même de la densité française élevée. Même pour la France, les cas évoqués ne représentent qu’une fraction très incomplète du phénomène.
12 Les chambres de l’économie sociale et solidaire jouent en partie un rôle analogue de mise en contact en permettant des approvisionnements privilégiés entre leurs adhérents. C’est sur une logique de ce type que veut s’appuyer Après, la chambre genevoise, née en 2004 et forte de plus de 250 membres collectifs (associations, coopératives, fondations et entreprises) pour mettre en place une monnaie locale complémentaire. Voir : http://www.monnaiegrandgeneve.org/m...
13 Voir les critères d’admission des articles dans http://fr.wikipedia.org.
14 Le Réseau Semences Paysannes réunit plus de soixante-dix organisations, toutes impliquées dans des initiatives de promotion et de défense de la biodiversité cultivée et des savoir-faire associés. Outre la coordination et la consolidation des initiatives locales, ce réseau travaille à la promotion de modes de gestion collectifs et de protection de ces semences. http://www.semencespaysannes.org/
15 Ce qui a provoqué des attaques de l’association Kokopelli par exemple devant les tribunaux par les compagnies semencières. Voir son site https://kokopelli-semences.fr/.
16 Voir son site www.terre-en-vue.be/ et sa présentation par Maaten Roels, 2012, « Construire un autre système : les biens communs produits collectivement, in : Ghislain Errembault, Les Biens communs : Comment (co)gérer ce qui est à tous, Actes du Colloque du 9 mars 2012, Etopia, Oikos, GreenEuropean Fouandation (p. 29-34) p. 31-33.
17 Il s’agit à la fois d’une association française regroupant dix-neuf associations locales, d’une fondation reconnue d’utilité publique et d’une entreprise d’investissement foncier solidaire au capital de 33 millions d’euros et regroupant 8400 actionnaires et 2700 donateurs. Depuis sa création en 2003, Terre de liens a permis d’acquérir en France 89 fermes représentant 2200 hectares Voir : www.terredeliens.org.
18 Sur l’expérience belge, voir : http://communitylandtrust.wordpress...
19 Un des rares communautés agricoles et artisanales de cette période à avoir survécu est celle de Longo Mai fondée dans les Alpes de Haute Provence et qui a connu des duplications à l’étranger.
20 Voir l’ensemble des sites de type Squat !net diffusant des informations sur les squats, plus particulièrement en Europe.
21 La région flamande a mis en place en avril 2014 une série de mesures de contrôle de sécurité, fiscal, etc. risquant de limiter son essor ; celle de Bruxelles s’apprête à en faire de même. Voir : http://www.lalibre.be/lifestyle/mag...
22 Voir http://www.nytimes.com/2014/04/23/t....
23 A noter que l’usage des vélos individuels mobilise aussi le partage à travers la création de centres de réparation de cycles sous la supervision d’un spécialiste ; généralement ces centres fournissent de l’outillage et des pièces (de récupération).
24 A Genève le système de mise à disposition gratuite pendant quatre heures des bicyclettes ne fonctionne que l’été (Genèveroule). En l’absence d’abonnement, il est très largement ouvert aux touristes mais ne comporte que sept points d’accès. Le projet initié en 2007 de création dans l’agglomération genevoise de 150 stations avec à disposition 1500 vélos a été bloqué en janvier 2013 par la majorité politique communale de droite. La proposition fait l’objet, ainsi que dans cinq autres villes en Suisse, d’une votation en cours (Bâle, Lucerne et St-Gall l’ont déjà accepté).
25 Je remercie Kieran Connoly qui m’a aimablement informé des spécificités de la plateforme qu’il a fondée.
26 Sur le Movimento passe livre brésilien qui depuis la revolta do buzu à Salvador (Bahia) en 2003 touche aujourd’hui une cinquantaine de ville dans le pays, et s’est entendu à la lutte contre la corruption et à des revendications en matière de santé et d’éducation, voir Ortellado 2014.
27 On peut ici citer les exemples de Realise la deuxième entreprise d’insertion du canton de Genève ou Envie en France. Ces deux entreprises ont été créées en 1984. Dans les deux cas il y a partage par l’emploi de travailleurs en situation de forte précarité ; mais aussi par ceux qui acquièrent les ordinateurs dans le premier cas, et qui dans le deuxième cas s’équipent en appareils électriques ou électroniques dans une des quarante-deux entreprises constituant le réseau Envie. Les acquéreurs le font pour bénéficier d’un produit d’occasion de qualité, pour soutenir l’insertion de travailleurs ou parce qu’ils recherchent un produit moins cher ; ou pour un peu de ces trois raisons.
28 On peut noter que lorsque GISA, l’association des étudiant-e-s d’IHEID Genève agréée par le direction de l’établissement, organise un flea market de fin d’année universitaire des objets (livres, vêtements, etc.) dont les étudiant-e-s veulent se défaire, ils/elles ont la possibilité soit de les vendre eux/elles mêmes en en gardant le bénéfice, soit de les donner à l’association organisatrice qui les vend et verse les sommes ainsi recueillies à Pro Mundo, une ONG. Ce qui illustre une nouvelle fois l’articulation entre intérêt personnel et partage, ainsi que des stratégies individuelles multiples et potentiellement contradictoires.
29 Voir sa présentation sur http://www.youtube.com/watch?v=jXUB... et http://www.dragonecologista.com.ar/...
30 A noter que dans les boutiques de dépôt vente d’objets de ce type le prélèvement peut être de 50 %.
31 Voir aussi les deux reportages réalisés par Vincent Verzat, étudiant en Master en Affaires internationales IHEID pour le séminaire Introduction à la critique de la société de marché et à ses alternatives solidaires, au printemps 2013 sur les jardins de Cocagne à Genève : - Au champs : http://www.youtube.com/watch?v=Fvqw...
 Au Marché : http://www.youtube.com/watch?v=GT_7....

32 Le souci d’un approvisionnement de qualité a été au cœur de la création des teikei au Japon dans les années 1960 et des Communities Supported Agriculture initiées en 1985 aux Etats-Unis et répandues aujourd’hui sous différentes appellations dans un grand nombre de pays .
33 Parmi les nombreuses publications consacrées au commerce équitable voir : Auroi Schümperli Younossian 2001 et Mondes en développement n°160, 2012/4.
34 Toutefois, si l’on compare l’empreinte écologique de mangues vendues en Suisse et importées par avion du Cameroun par rapport à celle de pommes helvétiques, locales donc mais conservées en frigo après la récolte, la première peut être inférieure à la seconde.
35 Le pays réalise environ un quart des placements de ce type à travers la planète grâce à des sociétés comme Responsability, Blue Orchard et Symbiotics.
36 J’ai analysé les limites et les échecs du social business dans Servet 2012a.
37 Il est possible de voir l’œuvre sur https://www.kickstarter.com/hello?r....
38 Je remercie Valentine de Dreuille, chargée de la communication et des relations avec les épargnants à Spear, pour les informations communiquées sur le fonctionnement du fonds.
39 Voir le projet de l’association Solid’Art Maurienne pour mettre en place un vaste ensemble minéral de l’artiste Kroust avec implication de la population locale dans son implantation : http://www.kisskissbankbank.com/fr/...
40 http://www.fadev.fr/projet/3-fruits...
41 Voir l’exemple de la page http://oxfamtrailwalker2014.alvarum... où figure comme pour tout crowdfunding le projet, le montant de collecte visé, le suivi du financement et une date butoir.
42 Cf. L’analyse par Karl Marx des formes de la valeur et de la transformation des marchandises en argent dans la section 1 du premier livre du Capital. Voir ci-dessous note 56.
43 Dupré Servet, 2014.
44 Pour le cas du microcrédit voir Servet, 2011. Forcella (2012) étudie un exemple de lien microcrédit et protection de l’environnement dans le cas de l’élevage au nord-ouest du Nicaragua.
45 Dardot Laval 2014 préconisent le singulier pour mettre l’accent sur le rapport ainsi créé entre les usagers et non sur les biens. Toutefois, dans leur ouvrage cette préconisation paraît ne pas toujours être appliquée ; cet usage du pluriel est justifié dans le Post-scriptum de fin volume : « On s’autorisera en revanche à parler des communs [souligné par les auteurs] pour désigner non pas ce qui est commun, mais ce qui est pris en charge par une activité de mise en commun, c’est-à-dire ce qui est rendu [souligné par les auteurs] commun par elle. » (p. 581). Il en sera de même ici compte tenu de l’impression d’anglicisme provoquée par l’usage au singulier et où le terme « partage » est privilégié pour désigner les pratiques, les normes et les règles.
46 Je remercie Isabelle Hillenkamp pour ses suggestions après lecture d’une première mouture de ce texte sur le partage et les communs.
47 Voir la réflexion interdisciplinaire menée en ce sens autour du philosophe Patrice Meyer-Bisch à l’université de Fribourg sur le capital culturel (http://www.unifr.ch/ses/pdf/cours/S...).
48 Ostrom 2002, 2005 et le numéro Revue de la regulation, 14/ 2e semester/ automne 2013 paru sous le titre Autour d’Ostrom : communs, droits de propriété et institutionnalisme méthodologique.
49 L’ultra libéral Pascal Salin (2000 p. 144) ne reconnaissant que la « propriété privée » individuelle assimile la propriété publique ou collective comme un non propriété et est dans l’incapacité de comprendre les spécificités du fait associatif en affirmant de manière péremptoire que : « l’association […] n’est pas fondée sur la définition précise de droits de propriété. »
50 Servet 2014.
51 Laville 2010 et sa lecture par Nanteuil 2011, Dardot, Laval 2014, Gueslin André, 1987, Draperi 2011.)
52 Le socialisme réel imposé notamment à la suite de la victoire des bolchéviques en Russie a évacué très largement la problématique des communs en établissant une société de commandement par le haut. Le basculement qui s’est opéré très rapidement au début des années 1920 avec la fin de la double direction des entreprises soviétiques (dualité du représentant des travailleurs et du représentant de l’État) au nom d’une prétendue efficacité a été bien analysé par Wilhelm Reich dans Psychologie de masse du fascisme [1933, trad. Paris Payot, 1972]. Voir aussi les propositions du dissident est-allemand Rudolf Bahro pour une transformation de la gestion des entreprises socialistes dans L’Alternative, Paris, Stock, 1979, cité par Dardot Laval 2014 p. 487-488.
53 A l’initiative de Bernard Paranque et de Roland Perez, le congrès 2014 de l’Association française d’économie (Paris, ENS Cachan, 2-4 juillet) a ouvert un atelier consacré à La finance comme bien commun.
[http://afep2014.sciencesconf.org/re...]
54 Voir Serge Latouche, 2013, Bon pour la casse. Les déraisons de l’obsolescence programmée, Les liens qui libèrent.
55 Voir en ce sens l’analyse par Cova Paranque 2013 du marketing tribal ou communautaire et l’appropriation de ce surplus par les détenteurs des droits des marques. Il est possible de rapprocher l’affichage des marques par des consommateurs de l’économie collaborative, au sens où là encore une valeur d’usage est ainsi transformée en une valeur d’échange et le surplus dégagé par une action collective de consommateurs est accaparé par les propriétaires de la marque et par ceux qui en contrôlent l’approvisionnement. Ce partage d’une culture commune par ces consommateurs se trouve aussi récupéré.
56 Sur le processus d’« expropriation originelle » on lira avec grand intérêt la traduction par Jean-Pierre Lefebvre de l’avant dernier chapitre du livre 1 du Capital de Karl Marx (Paris, Les Nuits rouges, 2001).

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