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Donner une assise démocratique à la zone euro

Philippe Frémeaux, 16 mars 2017

Un parlement pour la zone euro : cette proposition permettrait de sortir l’Europe politique de son impasse actuelle.

La présentation faite par Thomas Piketty, le 15 mars dernier à la Maison des Mines de Paris, du projet de traité européen proposé par Benoît Hamon a été une très belle leçon d’économie politique, propre à ravir tous ceux qui pensent que l’économie est une science sociale historiquement située.

Thomas Piketty a commencé par remettre en perspective ce projet, en revenant sur l’évolution de l’Union européenne des dernières décennies. Il a ainsi très justement rappelé que la France n’avait cessé de réclamer un "gouvernement économique européen" sans donner de contenu précis à cette revendication et que les critiques formulées à l’égard du rôle de l’Allemagne au sein de la classe politique s’étaient accompagnées d’une absence de proposition concrète en matière de gouvernance de la zone euro propre à la rendre plus démocratique.

Les traités avaient prévu une gouvernance par les règles, la Commission étant chargée d’en contrôler l’application. Outre le caractère totalement inadapté desdites règles, qui n’ont pas permis d’identifier les risques liés aux dérapages de la dette privée espagnole ou irlandaise, il est apparu clairement, face à la crise, qu’il fallait, pour assurer la pérennité de l’euro, disposer d’une capacité d’agir politique, au-delà de la gouvernance par les règles. Dès lors que les "marchés" ne croyaient plus en la pérennité de l’euro, ce que traduisaient les taux d’intérêt différents appliqués aux différentes dettes publiques et privées selon la nationalité de leur émetteur – le fameux spread –, il a fallu qu’une autorité politique « rassure » les marchés, en affirmant une volonté partagée d’assurer la pérennité de la zone et crée les instruments de nature à la concrétiser.

En pratique, ce pouvoir a été exercé par l’Eurogroupe, ce sous-ensemble informel du Conseil des ministres de l’Union qui rassemble les ministres des Finances de la zone euro et, pour les décisions les plus structurantes, par le Conseil européen, qui rassemble les chefs d’Etat et de gouvernement. Or, l’eurogroupe comme le Conseil européen délibèrent secrètement dans un cadre strictement intergouvernemental, ce qui incite chaque Etat à défendre une vision étroite de ses intérêts nationaux. On a là un cas classique de la théorie des jeux où la défense par chacun de ses intérêts immédiats produit des décisions qui desservent au final l’ensemble des participants. Si les Etats ont fini par se mettre d’accord pour mettre en œuvre le Mécanisme européen de solidarité (MES) et un début d’Union bancaire, on sait que la crise n’a été réellement calmée que grâce à l’intervention de la Banque centrale européenne, seule institution fédérale. Mais si la BCE a pu jouer les pompiers, elle n’est pas en mesure de statuer sur les dettes des Etats, ou d’assurer la coordination des politiques budgétaires pourtant nécessaire pour relancer l’économie européenne suite à la crise de 2008.

La gestion par l’Eurogroupe est donc peu démocratique tout en se révélant incapable d’être à la hauteur de l’enjeu. Comme l’expliquait hier Thomas Piketty, est-il bien réaliste d’assigner à la Grèce l’obligation de dégager un excédent primaire de 3 % du PIB au cours des cinquante prochaines années ? Qui peut croire qu’un pays dont le Pib a diminué de 25 % peut rembourser ses dettes ? Tout cela n’est pas raisonnable, ni réaliste. Si l’attitude des dirigeants allemands a sa logique au vu des engagements souscrits lors de la mise en place de la monnaie unique, on peut aussi penser qu’elle dessert les intérêts supérieurs de leur pays, qui sont de vivre en paix avec ses voisins dans une Europe prospère.

Une priorité est donc de sortir la gouvernance de la zone euro de cette seule logique intergouvernementale pour lui adjoindre une assemblée parlementaire spécifique à la zone euro où un débat politique transeuropéen sur les politiques à mener pourrait se développer publiquement, en toute transparence. C’est ce que propose Benoit Hamon. Cette assemblée aurait l’autorité pour approuver ou rejeter les propositions faites par l’eurogroupe en matière de gouvernance de la zone. Parallèlement, on transférerait au niveau de la zone euro, l’établissement de l’impôt sur les bénéfices des sociétés, dans son assiette comme dans son taux. Un transfert de souveraineté limité puisque les différents Etats ont aujourd’hui pour seul levier d’en baisser toujours plus les taux face à la concurrence fiscale de leurs voisins. On mettrait ainsi fin au dumping fiscal ce qui permettrait de rétablir une imposition significative des firmes transnationales au niveau de l’ensemble de la zone.

L’assemblée proposée serait constituée pour l’essentiel de députés issus des différents parlements nationaux – en due proportion des différentes familles politiques - et de quelques représentants issus du Parlement européen. Le choix d’un parlement « de second degré », essentiellement issu des Parlements nationaux, est lié au fait qu’en l’état actuel des traités, les pouvoirs budgétaires demeurent entièrement dans les mains des Parlements nationaux. En effet, le Parlement européen n’est pas habilité à lever l’impôt et se contente d’approuver un projet de budget européen - limité à 1.1 % du Pib européen - décidé par les Etats-membres. Autre point essentiel : dès lors que le traité proposé serait additionnel aux traités européens, à l’instar du traité budgétaire voté en 2012, il ne nécessiterait pas l’unanimité des Etats-membres pour être adopté – à la différence des règles applicables aux modifications des traités européens . Thomas Piketty et les juristes qui ont travaillé avec lui sur le projet proposent qu’il puisse entrer en vigueur dès lors que des pays représentant 75 % de la population de la zone euro l’auraient approuvé.

Il faut prendre la mesure de l’importance de cette proposition qui renoue avec cette grande tradition qui, de Victor Hugo à Jean Monnet, a fait de la France un des moteurs de la construction européenne. Elle rompt avec l’histoire récente où l’on a vu notre pays, pour des raisons internes, se révéler incapable de répondre aux appels du pied allemands pour aller de l’avant, et notamment aux propositions formulées par le ministre des Affaires étrangères écologiste Joshska Fischer, en 2000. En proposant un traité additionnel entre pays partageant l’euro, Benoit Hamon, candidat à l’élection présidentielle française, rompt avec cette impuissance nationale. Il réconcilie ceux qui, en 2005, comme Thomas Piketty (et l’auteur de ces lignes), avaient voté oui au projet de traité constitutionnel, en raison de leur attachement politique au projet européen, tout en en mesurant toutes les limites et toutes les insuffisances du traité proposé, et ceux qui avaient voté non, bien que sincèrement européens, estimaient devoir sanctionner un projet sans avancées concrètes sur le plan économique et social.

La proposition de Benoit Hamon doit donc rallier tous ceux qui espèrent en l’Europe. Tous ceux qui n’ont pas oublié la tragique première moitié du siècle passé, et tous ceux qui estiment que, dans le monde qui vient, l’Europe constitue le cadre pertinent pour conduire les politiques nécessaires en matière économique, social et environnemental. Sans même parler ici des enjeux en matière de défense ou d’accueil des réfugiés. Comme l’a rappelé Thomas Piketty, Benoit Hamon est le seul qui fasse aujourd’hui une proposition qui trace un futur désirable au niveau de l’Union, de nature à réconcilier les peuples avec le projet européen. Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, même si tout les sépare bien évidemment, ont en commun de dénoncer les insuffisances présentes de l’Union et de l’euro, sans pour autant proposer de réelle voie de sortie par le haut des difficultés actuelles. Rien de surprenant de la part de Marine Le Pen, qui défend un projet nationaliste de repli illusoire sur l’espace national. En revanche, concernant Jean-Luc Mélenchon, force est de constater que si son plan B de « socialisme dans un seul pays » est largement mis en avant, on reste largement sur notre faim pour ce qui concerne ses propositions de plan A.

Emmanuel Macron et François Fillon, pour leur part, sont du côté du statu quo. Un statu quo désormais intenable au vu des forces centrifuges internes et externes qui s’exercent aujourd’hui sur l’Union. Autant dire que leur réalisme affiché est tout sauf réaliste. L’heure est à l’audace, aux propositions positives qui tracent un futur désirable au niveau de l’Union. La proposition Hamon n’est sans doute pas parfaite. Elle a vocation à être débattue, en France, et surtout, avec nos partenaires. Elle a cependant le grand mérite d’être sur la table et de relancer le débat sur l’avenir de l’Europe de manière positive, en un moment historique crucial.

Version légèrement modfiée d’une tribune publié initialement dans Alternatives Economiques

Crédit photo : ECB_Gideon Benari_Flickr

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