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Editorial

Investir dans la transition écologique en limitant l’effet rebond : point de vue monétaire

Wojtek Kalinowski , 9 octobre 2015

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A l’approche de la COP21, de nombreux experts et organisations avancent des solutions pour transformer le secteur financier en investisseur de la transition énergétique et écologique. Mais l’investissement n’est pas un but en soi, seulement un moyen. Un investissement « soutenable » donne lieu à la création de richesses qui, elles, ne le sont pas forcément. Une façon d’y remédier est d’investir en utilisant des monnaies non fongibles pour limiter les effets rebond.

A l’approche de la Cop21, de nombreux experts et organisations avancent des solutions pour transformer le secteur financier en investisseur de la transition énergétique et écologique. L’Institut Veblen fait lui-même partie d’une de la société civilecoalition qui veut mettre la régulation de la finance au cœur du débat sur la lutte contre le réchauffement climatique. Ce vaste mouvement d’opinion est salutaire, tant il est urgent de canaliser l’épargne privée et orienter l’investissement vers les objectifs de soutenabilité.

Cependant, ne perdons pas de vue l’essentiel dans les chiffrages des montants et les débats techniques : l’investissement n’est pas un but en soi mais un moyen pour atteindre l’objectif recherché, à savoir la soutenabilité. Celle-ci se mesure à travers la demande finale et non à travers l’offre : ce qui est soutenable ou pas, c’est un pouvoir d’achat et son impact sur les ressources limitées, une façon de consommer, d’être mobile, de vivre. L’investissement dans l’offre, par exemple dans les nouveaux procédés industriels, permet de réduire la pression sur les ressources à confort de vie constant mais n’abolit pas les limites physiques de la planète. (Ces dernières se déclinent d’ailleurs au pluriel et ne se laissent pas réduire aux seuls gaz à effet de serre ; il en va autant de l’impact sur la biodiversité et les écosystèmes locaux dont nous dépendons pour notre survie même.) Ces deux critères ne convergent pas toujours car le financement d’un investissement « soutenable » donne aussi lieu à la création de richesses qui, elles, ne le sont pas forcément.

Effets rebonds

Un problème clef de la transition écologique concerne en effet la coexistence de la « nouvelle » économie, supposée plus économe en ressources et moins intense en émissions de gaz à effet de serre, et de « l’ancienne » ; typiquement, des énergies renouvelables et des sources d’énergie fossile. La première a émergé comme une niche au sein de la seconde et poursuit sa lente croissance grâce aux innovations techniques, aux nouveaux modes de vie et aux régulations qui lui sont favorables (subsides, taxes, prix garantis, etc.). Mais les deux permettent de créer de la valeur et d’accumuler des richesses qui s’agrègent indistinctement au sein du système financier mondialisé : toute décision financière s’appuie sur un système monétaire où une monnaie parfaitement fongible – « all-purpose money » en anglais – relie parfaitement les richesses issues des deux économies. Cette fongibilité de la monnaie multiplie les effets rebonds potentiels, les « fuites » d’émission et les déplacements d’impacts, annulant ainsi en partie les gains écologiques à tous les niveaux : de la consommation individuelle jusqu’aux flux mondiaux des investissements directs. Donnons-en deux illustrations.

A micro-échelle, chaque fois qu’une mesure de politique publique récompense un quelconque « éco-geste » pour sa contribution aux objectifs de soutenabilité, l’analyse d’impact doit inclure l’impact du pouvoir d’achat supplémentaire gagné grâce à l’éco-geste en question. Si la rétribution se fait en monnaie parfaitement fongible, les possibilités de « fuites » se multiplient et l’impact global devient d’autant plus difficile à estimer. D’où les expérimentations de ces dernières années de cartes de fidélité du type « green-for-green », qui rétribuent l’éco-geste non en euros ou en monnaie nationale mais en monnaie complémentaire, dont la fonction est de délimiter qualitativement le surplus de pouvoir d’achat offert (agriculture écologique, énergie renouvelable, transports durables, etc.).

A plus grande échelle, des richesses gagnées grâce aux investissements dans les énergies renouvelables peuvent se retrouver réinvesties dans les énergies fossiles ou dans la dégradation des écosystèmes à l’autre bout de la planète, tout simplement en intégrant le circuit bancaire classique (dépôt, produits d’épargne…). Différentes propositions tentent de corriger ce problème a posteriori : la société civile lance des campagnes appelant les banques à « désinvestir » des énergies fossiles ou de certaines industries polluantes, les banques et les fonds d’investissement répondent en proposant des produits d’investissement responsable. Mais la valeur réelle de ces efforts n’est pas aisée à établir, et les progrès palpables restent peu nombreux.

Indicateurs et monnaies

Cette critique écologique de la fongibilité monétaire n’est pas sans rappeler le débat sur les indicateurs de richesse : c’est le même principe d’équivalence (ou de substituabilité) des différentes formes de richesse qui est au cœur des deux débats. A l’idée d’une pluralité des richesses complémentaires mais non substituables correspond celle de special-purpose money, un système de circuits monétaires complémentaires mais non substituables (plus précisément, avec une convertibilité limitée). De fait, l’idée est tacitement présente dans de nombreux projets de monnaies locales en France, dont les chartes introduisent des critères de soutenabilité auxquels les entreprises souhaitant adhérer au réseau doivent répondre. Or, ces monnaies ne sont pas des monnaies d’investissement, et leur impact sur les échanges économiques est extrêmement faible voire non existant. Il s’agit en réalité d’outils pédagogiques plus qu’économiques, de la sensibilisation citoyenne sur le rôle de la monnaie plus que de l’organisation de la production et des échanges. La seule exception à cette règle vient des plateformes d’échanges interentreprises comme WIR en Suisse ou Sardex en Italie, où les objectifs de la transition écologique sont pour le moment plutôt absents.

Les limites de ces initiatives locales ne tiennent pas uniquement au contexte institutionnel, plutôt hostile aux innovations monétaires. Plus fondamentalement, elles se heurtent à l’organisation économique dans son ensemble, dont elles livrent une critique écologiquement intéressante mais exogène, impuissante, à l’image de la soutenabilité elle-même. En revanche, elles pourraient s’intégrer aux dispositifs d’investissement proposés par ailleurs, qu’il s’agisse du circuit public (commandes publiques, taxes locales), ou des outils de valorisation économique des impacts environnementaux. A chaque fois, l’insertion du circuit monétaire complémentaire permettrait de limiter les « fuites » et augmenterait la résilience.

Une idée serait ainsi d’utiliser le pouvoir libératoire de l’impôt local pour asseoir la confiance dans un circuit monétaire complémentaire. Dans une sorte de circuit du Trésor territorial, les recettes fiscales d’une région pourraient gager l’émission d’une monnaie complémentaire qui circulerait à l’échelle de la région, et dont la demande serait en partie assurée par la commande publique. Une autre consisterait à intégrer les monnaies locales aux circuits d’investissement dans la transition écologique et énergétique : infrastructures, production locale d’énergie, reconversion agricole, etc. Nous le savons, ces investissements ne sont pas assez « rentables » aux yeux des investisseurs privés et doivent donc être bonifiés d’une façon ou d’une autre. Mais alors il est essentiel de « cloisonner » la circulation de ces richesses créées par convention, sous peine de retrouver le problème initial. Une prochaine note Veblen développera cette deuxième idée et discutera sa faisabilité technique.

Ajoutons pour finir que cette voie n’est pas la seule pour orienter le système financier vers le principe de complémentarité, plutôt qu’une substituabilité absolue des richesses : l’essentiel est d’augmenter la diversité d’acteurs, de régulations et de principes de gestion au sein du système. A l’échelle locale, une politique de taux préférentiels ou un « Community Reinvestment Act » à la française ou à l’européenne iraient dans le même sens, en obligeant les banques à investir une partie de leurs ressources localement, indépendamment du « benchmark » mondial de rentabilité. Il en va de même pour les coopératives bancaires dédiées à certains secteurs d’économie et affranchies du « benchmark » en question. A l’échelle mondiale, il se peut que les campagnes de désinvestissement des énergies fossiles aboutissent et que les banques n’arrivent pas à contourner les règles. Il reste que dans toutes ces solutions plus classiques, la fongibilité de la monnaie facilite la migration des richesses initialement « circonscrites » à un pouvoir d’achat ou un territoire donné, augmentant ainsi les risques de « fuites » et de déplacements d’impacts.

Wojtek Kalinowski, co-directeur de l’Institut Veblen

Twitter : @woj_kalinowski

Tribune publiée initialement dans www.alterecoplus.fr,

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