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"Prendre en compte les interdépendances entre économie et nature"

Entretien avec les auteurs de l’ouvrage "L’économie face à la nature : de la prédation à la co-évolution" (en librairie le 9 février)

Voir sur le site de l’éditeur

Harold Levrel & Antoine Missemer, 3 février 2023

A l’occasion de la sortie de l’ouvrage L’économie face à la nature : de la prédation à la co-évolution (Les Petits Matins/Institut Veblen, parution le 09/02/2023), nous nous sommes entretenus avec ses deux auteurs, Harold Levrel et Antoine Missemer.

Retrouvez-lez aussi le 21 février au Forum des Transitions à l’occasion d’une conférence-débat autour de leur ouvrage.

Qu’est-ce qu’une économie de la coévolution, et en quoi est-elle différente de l’économie tout court ?

L’économie de la coévolution correspond, au regard de la longue histoire de l’humanité, à une économie qui n’a plus pour unique fin de répondre aux besoins de l’espèce humaine mais aussi à ceux d’autres espèces, à la fois pour des raisons matérielles (l’être humain ne peut survivre à la disparition de la biodiversité) et éthiques (de nombreux signaux nous indiquent que nous sommes à l’aube de l’émergence d’un contrat naturel incluant des non-humains). Il s’agit évidemment là d’une rupture historique.

L’économie de la coévolution n’est pas qu’un modèle permettant de redéfinir la prospérité à l’aune des besoins de la biodiversité dans son ensemble. C’est aussi une posture théorique et une démarche méthodologique. La science économique, depuis le XIXe siècle, n’a cessé de s’autonomiser des autres champs du savoir. Quand on parle d’économie aujourd’hui, on a essentiellement en tête une discipline qui étudie la production, la distribution et la consommation de richesses, à travers des mécanismes de prix et de marchés. Pourtant, la vie économique est dépendante de bien d’autres réalités : institutions publiques régissant les activités, déterminants sociaux et culturels des comportements, disponibilité des ressources naturelles, capacités de régénération de la biosphère, etc.

Envisager la transformation écologique de l’économie aux regards des défis contemporains, du changement climatique à l’érosion de la biodiversité, requiert donc une conception élargie de l’économie, où il est fait place à toutes les interrelations qui conditionnent la vie économique. Et ces interrelations sont dynamiques, évolutives : l’innovation bouleverse certains secteurs, la société est en perpétuel mouvement, tout comme l’ensemble des écosystèmes. C’est aussi en cela que l’économie doit être conçue comme une économie de la coévolution, qui prend en compte non seulement les interdépendances entre sphère socio-économique et environnement naturel, mais aussi le caractère dynamique de ces interdépendances.

Est-ce une idée nouvelle ?

Nous avons souhaité dans cet ouvrage construire une fresque la plus complète possible, mariant principes théoriques et projets concrets, pour tracer les contours de cette économie de la coévolution. En ce sens, c’est un projet assez inédit, surtout que les enjeux de biodiversité sont souvent moins discutés dans le débat public que les enjeux climatiques. Nous ne sommes néanmoins pas les premiers à mobiliser cette idée de coévolution. Formalisée par les biologistes Paul Ehrlich et Peter Raven au milieu des années 1960, elle a été reprise dans les années 1980 par l’économiste Richard Norgaard pour mettre en évidence les jeux d’interdépendances entre innovations techniques, formes institutionnelles et organisationnelles, et dynamiques des ressources naturelles, faisant ainsi la promotion d’une pensée coévolutive.

Surtout, depuis le XVIIIe siècle au moins, même si le terme de coévolution n’était pas employé, certaines initiatives de naturalistes, penseurs sociaux et économistes ont existé pour promouvoir une vision plus respectueuse de l’environnement naturel tout autant que des innovations visant à "encastrer" les activités économiques dans des limites biophysiques. L’ouvrage explore certaines de ces initiatives, car elles consitituent autant de sources d’inspiration pour bâtir un projet de transformation écologique de l’économie au XXIe siècle.

Comment cette approche est-elle appliquée aujourd’hui ?

Une des forces de l’ouvrage -nous l’espérons tout du moins- est la mise en dialogue permanente entre propositions théoriques et exemples concrets. Le développement de comptabilités biophysiques, au niveau des organisations comme au niveau national, la reconnaissance de nouveaux droits à des individus non-humains, l’essor d’une agriculture biologique renonçant de manière volontaire à un certain productivisme, ou encore le réensauvagement, c’est-à-dire le retour d’espèces sauvages comme le loup ou le phoque dans des territoires pendant longtemps occupés exclusivement par les humains, sont des sujets sur lesquels le livre revient abondamment. Ce sont des manifestations de l’émergence, sur le terrain, d’une économie de la coévolution, à la fois source de nouvelles opportunités mais nécessitant aussi l’adoption de nouveaux compromis.

Cela signifie-t-il que la science économique est prête à faire sa révolution coévolutive ? Le chemin peut sembler long encore, mais au regard des urgences écologiques actuelles et des menaces qu’elles font peser sur l’humanité, les économistes (dont nous sommes) doivent admettre qu’un principe de réalité s’impose à eux, nécessitant de porter un regard attentif vers des alternatives robustes aux cadres traditionnels. L’économie de la coévolution, informée par l’histoire et nourrie des initiatives de terrain, nous semble faire partie de ces projets de recherche et d’action qui ne parient pas sur des solutions uniques et simplistes mais partent des contextes sociaux, écologiques et économiques pour identifier les innovations systémiques adaptés aux spécificités des territoires.

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