Reprise d’un article de Julien Layla Hallak pour Alternatives Economiques.
PHOTO : © Vasilis Rebapis/ZUMA/REA
Alors que la crise climatique et environnementale est désormais au cœur du débat public et figure tout en haut des préoccupations des citoyens, les économistes continuent d’y afficher un désintérêt étonnant. Il est remarqué au sein de la profession elle-même : dans une étude publiée en 2019, Andrew Oswald et Nicholas Stern dressent un constat désolant.
Selon eux, aucun article sur le sujet n’a été publié dans le Quarterly Journal of Economics, revue la plus citée dans la profession, et le climat ne représente que 0,07 % des articles publiés dans une sélection de journaux les plus influents. Comment comprendre cette situation ?
Quelques explications
Pour nos deux auteurs, le problème tient, d’une part, à la tyrannie des revues, qui verrouillent la recherche académique et focalisent l’énergie des chercheurs sur les thèmes les plus susceptibles de mener à des publications citées. C’est un cercle vicieux, un trop petit nombre d’économistes travaillant sur le changement climatique signifie un trop petit nombre de citations, ce qui n’incite pas à travailler sur le sujet.
La deuxième raison avancée par les auteurs est de fond : les travaux des économistes sont trop réducteurs. En effet, ils intègrent trop peu les enjeux d’inégalités et de redistribution, dont l’importance a été bien visible lors du mouvement des gilets jaunes, parti de l’augmentation de la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques. Plus largement, ils n’appréhendent pas assez les questions dites d’économie politique – dans quelles conditions une réforme est adoptée et acceptée – ni la philosophie, notamment lorsqu’il s’agit de valoriser la nature ou le bien-être des générations futures.
Cette vision réductrice est doublée d’une prétention à l’objectivité, comme si le calcul économique offrait un point de vue neutre sur les controverses et les conflits normatifs qui sous-tendent tout choix politique. Il n’y aurait plus grand-chose à publier sur la question vu que la solution optimale – une taxe carbone mondiale – a été élaborée par les économistes. Avec une telle posture, la contribution au débat public ne peut être que limitée.
Ces explications peuvent aujourd’hui sembler relativement consensuelles – elles émanent même d’économistes reconnus – et on peut s’en féliciter, car cela n’a pas toujours été le cas. Toutefois, elles n’interrogent pas assez la manière dont les questions environnementales sont abordées par la discipline.
Un problème plus fondamental
Il en va au fond de la façon dont les économistes représentent, mal, les interactions entre économie et environnement. Comme l’observent par exemple Jean-Marc Jancovici et Alain Grandjean, la préservation des ressources naturelles est condamnée par « le système de représentation conventionnelle de nos possessions et de nos échanges, issu de la comptabilité et de la monnaie (…) Nous confondons en permanence les réalités (les ressources) et les symboles ou conventions (les prix). Nous ne voyons pas que l’argent n’est évidemment pas la richesse matérielle, même s’il sert d’étalon de mesure de cette richesse » [1].
Partant ainsi de l’indicateur monétaire comme la seule mesure de la richesse, l’économie standard s’efforce ensuite d’y faire entrer la nature sous forme de « capital naturel », ce qui présuppose de traduire les réalités physiques en réalités monétaires, comme dans le cas du « coût du changement climatique » : ce coût étant évalué en variations du produit intérieur brut (PIB). Mais cette traduction est tout sauf neutre. Pour prendre l’exemple le plus évident, les variations du PIB sont par définition réversibles – les pertes aujourd’hui peuvent être compensées demain – alors que les phénomènes comme le changement climatique ne le sont pas.
L’économiste Antonin Pottier montre dans son livre comment cette approche réductrice de la question conduit les économistes à sous-estimer les effets du réchauffement climatique. Le Britannique Nicholas Stern lui-même, dans un célèbre rapport commandé en 2006 par le ministère des Finances du Royaume-Uni, recommande de stabiliser les émissions bien au-dessus du seuil des 2° C. Et encore, sa proposition est plus ambitieuse que celle de William Nordhaus, prix d’économie de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel de 2018, qui situe le réchauffement optimal autour de 3,5° C ! Ces économistes sont bel et bien conscients du décalage entre leurs travaux et les recommandations du Giec, mais ce sont les trajectoires qu’ils obtiennent, produisant un discours économique au mieux inutilisable, au pire nuisible.
L’environnement considéré comme un monde à part
Pourtant, l’environnement n’est pas un monde à part que l’on peut juxtaposer ou intégrer à une sphère dite « économique ». Toute production, qui va ensuite créer cette fameuse valeur gérée par le marché dans le modèle, est le résultat d’une interaction avec le monde biophysique. Notre système économique interagit sans cesse avec le monde biophysique, y prélevant toutes les ressources nécessaires et y rejetant des déchets. Hormis lorsque la dégradation voire l’épuisement d’une ressource entraîne l’augmentation inexorable de son prix, il reste presque complètement aveugle à ces interactions.
Il en résulte que son impact physique – mesuré à l’aide d’indicateurs comme l’empreinte écologique, les volumes d’émissions d’équivalent de dioxyde de carbone et beaucoup d’autres – dépasse constamment les capacités régénératrices de la biosphère. Dit autrement, l’univers de la « valeur », c’est-à-dire des valorisations monétaires de grandeurs économiques, relie les humains entre eux, mais quid de cet autre univers, celui des innombrables liens de dépendance qui relient l’humain à la nature ? Il reste largement invisible et muet, intraduisible dans le langage de la « valeur ».
La critique d’Oswald et Stern est donc juste mais ne va pas jusqu’au fond du problème, et c’est d’autant plus dommage que de réelles avancées ont été réalisées dans la recherche. La critique des modèles économie-climat cités plus haut est de plus en plus reconnue, y compris par leurs auteurs, et l’approche tend aujourd’hui à devenir plus interdisciplinaire. Cependant, cela pose le défi d’une mise à distance critique des théories économiques utilisées et de l’élaboration d’un véritable dialogue entre économistes, autres sciences sociales, spécialistes des sciences naturelles et ingénieurs.
Un problème du côté de l’enseignement
Cette réforme nécessaire de la discipline devrait d’abord et surtout conduire à changer l’enseignement de l’économie, et la communauté étudiante milite depuis plusieurs années en ce sens. En 2019, une note rédigée par des étudiantes et étudiants français d’horizons divers donnaient des éléments pour objectiver la quasi-absence des enjeux environnementaux dans les formations en économie, abordés par seulement un tiers des cursus en tant que tel et généralement seulement comme prétexte au maniement de modèles économiques [2].
A l’international, le réseau Economists for future présente des propositions concrètes pour enseigner la crise environnementale aux économistes. La plate-forme Exploring Economics, disponible en quatre langues, avec une traduction en Polonais en cours, a aussi été créée par ces mêmes organisations pour s’autoformer, recueillir les bonnes pratiques et réunir une communauté dynamique autour d’ateliers, séminaires et écoles d’été.
Si de telles initiatives sont relativement anciennes en économie, d’autres sont bien plus larges. En France, l’association Pour un réveil écologique a mené en février 2021 une grande enquête sur l’enseignement des questions environnementales dans le supérieur. Le rapport porte le titre évocateur « L’écologie aux rattrapages ». En effet, sur 39 universités, écoles d’ingénieurs et de commerce françaises volontaires, seuls 15 % des interrogés se déclarent prêts à former l’ensemble de leurs étudiants et étudiantes aux enjeux socio-environnementaux. « Autant dire que nos écoles et universités font l’impasse sur la transition écologique », conclut le rapport. En mars 2021, cette même association a participé à faire déposer un amendement à la loi climat, présenté par quatorze députés d’horizons divers, mais rejeté au final, pour rendre obligatoire la formation aux questions climatiques dans le supérieur.
L’enseignement d’une approche jointe des questions environnementales et sociales est aujourd’hui indispensable, et elle est demandée tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des sciences économiques. Pour permettre un véritable dialogue, elle doit faire preuve de pluralisme, c’est-à-dire d’ouverture théorique, d’interdisciplinarité et d’enseignement d’outils critiques (épistémologie, histoire de la pensée et des faits, etc.). C’est un des grands chantiers à entreprendre si l’on veut que les économistes puissent contribuer au mieux aux débats sur la transition.