Alors que la Commission d’experts chargée d’évaluer les impacts écologiques du projet d’accord de commerce entre l’UE et les pays du Mercosur rendra son rapport vendredi 18 septembre, l’Institut Veblen et la Fondation Nicolas Hulot appellent solennellement la France à exiger son abandon pur et simple. Les conclusions de la commission sont en effet sans appel : au-delà de la politique de Jair Bolsonaro, c’est la nature même du projet d’accord visant à promouvoir les exportations de viande du Mercosur en échange de voitures, de machines et de produits chimiques européens, sans aucune obligation environnementale qui entraînera une catastrophe pour le climat et la biodiversité.
Les pays européens sont déjà responsables de plus du tiers de la déforestation mondiale liée au commerce des produits agricoles. Du seul fait de la hausse de la production de viande bovine prévue dans l’accord, la déforestation dans le Mercosur pourrait ainsi augmenter d’au moins 25% par an au cours des six prochaines années. En effet le chiffre de 5% mis en avant par la Commission ne prend en compte que la surface de déforestation nécessaire pour élever le morceau d’aloyau (exporté en Europe) et non la bête entière. Et malgré l’interdiction dans l’UE de 27% des 190 principes actifs autorisés au Brésil, l’accord facilitera encore l’entrée sur le marché européen des denrées agricoles traitées avec ces pesticides interdits. Ces conclusions rejoignent largement les analyses conduites depuis plusieurs années par l’Institut Veblen et la Fondation Nicolas Hulot.
Si un accord de commerce doit voir le jour entre ces deux régions du monde, il doit être repensé et construit sur des bases complètement différentes, compatibles avec le Green Deal européen et les enjeux planétaires. En particulier, la réduction des barrières commerciales doit être strictement conditionnée au respect d’un certain nombre de critères strictes en matière sanitaire et environnementale, comme suggéré dans le rapport. Et toutes les dispositions qui pourraient conduire à affaiblir les normes existantes ou en cours d’élaboration doivent être supprimées.
Zoom sur quelques points édifiants du rapport de la commission Ambec :
1. Déforestation et biodiversité :
- Le principal chiffre mis en avant dans la synthèse évoque une accélération de la déforestation de 5% par an pendant 6 ans, du fait de la seule augmentation des exportations de viande bovine générée par l’Accord. Cette accélération serait déjà une catastrophe pour le climat et la biodiversité, mais la réalité pourrait être encore plus grave.
- En prenant en compte la surface totale utilisée pour produire les têtes de bétail nécessaires pour la production des 53 000 tonnes de viande bovine supplémentaires exportées vers l’UE, l’accélération de la déforestation s’élève plutôt à 25% par an pendant 6 ans.
- Si l’on prend par ailleurs en compte l’hypothèse haute des exportations de viande qui ne fait pas consensus au sein de la Commission (98 000 t supplémentaires exportées), l’accélération de la déforestation pourrait atteindre 45% par an pendant 6 ans du fait de l’accroissement total du nombre de têtes de bétail.
- A noter que cette estimation ne prend pas en compte les surfaces supplémentaires des cultures nécessaires pour l’alimentation de la viande bovine, de la volaille et, éventuellement (de manière spécifiquement indirecte pour cette dernière) de la canne à sucre. En d’autres termes la déforestation liée au soja ou à la canne à sucre n’est pas présente dans les calculs.
2. Climat et émissions de GES
- Les émissions estimées à partir des données de l’étude d’impact commandée par la Commission européenne sont comprises entre 4,7 et 6,8 millions de tonnes équivalent CO2 selon le scénario d’évaluation. Mais la Commission rappelle que cette étude ne prend ni en compte le transport de marchandise ni la déforestation.
- La déforestation engendrée par la seule hausse des exportations de viande générerait impact climatique de l’accord sans commune mesure avec les chiffres cités au-dessus. Les émissions liées à la déforestation de 20% (qui correspond à la part consacrée à la production d’aloyaux) de la surface totale nécessaire pour la production de viande bovine supplémentaire pourraient s’élever entre 121 et 471 MteqCo2. Avec la prise en compte de la surface totale nécessaire, les chiffres seraient encore bien supérieurs. La Commission Ambec en conclut que les gains économiques attendus ne permettent pas de compenser les coûts climatiques (qu’ils soient estimés en valeur forfaitaire dite “tutélaire” du carbone à 250 ou 50 la tonne). Quand bien même il serait possible de compenser des dégradations environnementales irréversibles par des bénéfices économiques, cette conclusion apparaît donc sans appel.
- La Commission Ambec, rappelle que pour un kilo de viande bovine produite en Amérique du Sud ce sont des émissions de gaz à effet de serre quatre fois supérieures par rapport à un kilo produit en Europe. (78 kgeqCO2 en Amérique latine contre des émissions comprises entre 14 et 18 en Europe).
3) Normes sanitaires divergentes
- Il est bien précisé que les produits qui entreront dans l’UE ne seront pas tenus de respecter les standards de production de l’UE mais seulement les règles existantes pour les produits importés (standards d’importation).
- Cette situation donnera un avantage comparatif aux producteurs du Mercosur, puisque certaines pratiques sont interdites dans l’UE mais autorisées dans ces pays. Par exemple, pour ce qui concerne le Brésil, le rapport mentionne des règles divergentes en ce qui concerne les farines animales, les antibiotiques utilisés comme activateurs de croissance ou le bien-être animal (notamment le marquage au fer), mais aussi en matière de pesticides : 27% des 190 principes actifs autorisés au Brésil sont interdits dans l’UE, et surtout les limites maximales de résidus sont souvent beaucoup plus hautes au Brésil (10 fois plus sur le glyphosate - canne à sucre, ou 400 fois pour l’utilisation de malathion sur les haricots (produits interdits dans l’UE).
4) Risque d’affaiblissement des standards européens
- Le rapport précise à plusieurs reprises que cet accord en tant que tel ne modifie pas les dispositions sanitaires des pays mais que les dispositions qu’il contient risquent d’affaiblir les standards environnementaux et sanitaires.
- Il constate notamment que la reconnaissance du principe de précaution reste lacunaire ce qui traduit des ambiguïtés de part et d’autre sur son applicabilité et que les conditions prévues pour l’invoquer sont finalement plus restrictives que dans le droit de l’OMC.
- Il rappelle enfin que les pays du Mercosur sont très actifs pour contester les réglementations européennes qui peuvent avoir un impact sur le commerce entre les deux régions et que l’accord pourrait leur donner de nouveaux outils pour faire pression sur l’UE (par exemple : “Des tentatives du Mercosur d’assouplir les positions de l’UE sont donc à craindre, par exemple dans le domaine des biotechnologies. Rappelons que le Canada avait essayé de le faire dans le cadre du dialogue instauré par le CETA. » p 111)
5) Des contrôles sanitaires insuffisants et qui pourraient encore être réduits
- Le rapport liste des défaillances et des lacunes dans les contrôles sanitaires relevées par les instances européennes ou étatsuniennes dans plusieurs pays du Mercosur. (Par exemple : « S’agissant des filières « sans hormones », des défaillances inquiétantes en matière de contrôle et de certification ont été relevées par la Commission européenne au Brésil et au Paraguay. » p 113).
- Or des mesures de simplification et d’allègement des contrôles sont également prévues dans l’accord, en dépit des scandales sanitaires à répétition qui ont notamment secoué le Brésil.
Ce rapport est loin d’être exhaustif et n’explore pas dans le détail l’ensemble des sujets sensibles. La question de l’impact sur la biodiversité de la hausse prévue des exportations européennes de pesticides (y compris des pesticides interdits dans l’UE) dans les pays du Mercosur n’est par exemple pas examinée. Certains produits tels que le soja ou les produits issus du secteur extractif ne sont pas abordés. Le rapport n’évoque pas non plus les impacts de cet accord sur les droits humains qui sont documentés dans les travaux de l’Institut Veblen et de la FNH et de nombreuses autres ONG.
Les travaux de l’Institut Veblen sur cet accord :
Juin 2019 : Lettre ouverte signée par plus de 340 organisations demandant à l’Union européenne d’interrompre immédiatement les négociations commerciales avec le Brésil
Octobre 2019 : Contribution de l’Institut Veblen et de la FNH transmise à LSE consulting et à la Commission européenne sur le projet de rapport intermédiaire d’étude d’impact sur le développement durable de l’accord
Nov 2019 : Analyse du contenu de l’accord par l’Institut Veblen et la FNH, Un accord perdant-perdant. Analyse préliminaire de l’accord de commerce entre l’UE et le Mercosur.
Juin 2020 : Dépôt d’une plainte par l’Institut Veblen, la Fondation Nicolas Hulot, Clientearth, Fern et la Fédération Internationale des droits de l’Homme auprès de la médiatrice de l’UE pour non respect par la Commission de son obligation légale de garantir que cet accord n’entraînera pas de dégradation sociale, économique et environnementale, ni de violation des droits humains.
Juillet 2020 : Ouverture d’une enquête par la médiatrice de l’UE, suite à la plainte déposée par les 5 associations.
Juillet 2020 : Nouvelle contribution de l’Institut Veblen, ClientEarth, Conservation International et Fern transmise à LSE Consulting et à la Commission européenne sur les insuffisances du projet de rapport final de l’étude d’impact sur le développement durable.
1999 : Début des négociations entre l’UE et les pays du Mercosur.
2009 : Publication de la première évaluation d’impact sur le développement durable.
2010 : Reprise des négociations après une période de suspension et nouvel élan en 2016.
29 Juin 2019 : Annonce de la clôture des négociations commerciales entre l’UE et les pays du Mercosur à l’occasion du Sommet du G20 au Japon. Emmanuel Macron qualifie alors le projet de « bon accord commercial, bon pour nos entreprises et nos emplois ».
23 Août 2019 : En marge du sommet du G7 à Biarritz, reconnaissance par Emmanuel Macron que la France a “une part de complicité” dans les incendies qui ravagent l’Amazonie et annonce « qu’il ne signera pas le Mercosur en l’état ».
29 juin 2020 : Déclaration d’Emmanuel Macron devant la Convention citoyenne pour le Climat : “c’est pour cela que sur le Mercosur, j’ai stoppé net les négociations, et les derniers rapports qui ont pu nous être soumis me confortent dans cette décision”.
2 juillet 2020 : Déclaration du haut-représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères, Josep Borrell, se félicitant de la finalisation des négociations de l’accord entre l’UE et le Mercosur.
22 Juillet 2020 : Publication du projet de rapport de l’étude d’impact sur le développement durable de LSE consulting