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Refuser l’accord UE Mercosur : un préalable indispensable pour déployer des mesures miroirs et une politique de transition agroécologique

Mathilde Dupré, 14 novembre 2024

Depuis des décennies, l’Union Européenne négocie tous azimuts des accords de commerce avec le Canada (CETA), le Japon (JEFTA) le Chili... 46 sont d’ores et déjà adoptés et des dizaines sur la table. Ces derniers multiplient les échanges de biens et services, et notamment de denrées agricoles entre les pays signataires, en octroyant des avantages commerciaux sans tenir compte des modes de production. L’accord avec le Mercosur, en discussion depuis 25 ans et dont le sort pourrait être scellé les 18 et 19 novembre prochains pendant le Sommet du G20 à Brasilia ou début décembre lors du sommet des Etats du Mercosur, exacerbe les tensions car il s’ajoute à la longue liste des concessions faites sur l’agriculture dans le cadre des accords de libre-échange. Pour le monde agricole, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Si le rejet de cet accord est indispensable, d’autres mesures seront aussi nécessaires pour résoudre les problèmes de fond du malaise agricole.

REFUSER LE MERCOSUR : NÉCESSAIRE MAIS PAS SUFFISANT

D’abord parce que les importations depuis le Mercosur ont déjà lieu et déstabilisent le marché européen. Ensuite, parce que le malaise agricole résulte de multiples facteurs qui ne sont pas pris en compte par les pouvoirs publics. La seule solution pour vraiment changer la donne pour les agriculteurs et pour les éleveurs, mais aussi pour la planète, réside dans l’application de mesures miroirs, une meilleure répartition de la valeur et l’accélération de la transition agroécologique pour gagner en résilience face aux chocs à venir.

A CE JOUR, DES ÉCHANGES IMPORTANTS ONT DÉJÀ LIEU ENTRE L’UE ET LES PAYS DU MERCOSUR

190 000 tonnes de viande bovine ont été importées par l’UE depuis ces pays en 2021, auxquels pourraient s’ajouter 99 000 tonnes en provenance du Mercosur à droits de douane réduits. Dans une étude conjointe, la Fondation pour la Nature et l’Homme, l’Institut Veblen et Interbev ont dressé l’état des lieux des contingents tarifaires existants et octroyés par les accords de libre-échange (CETA, Chili, etc. dont le Mercosur), pour la viande bovine. Au total, s’ils étaient complètement utilisés, ces derniers conduiraient à des importations représentant jusqu’à près de la moitié (44,5 %) des volumes d’aloyau produit dans l’UE.

Par ailleurs, les conclusions d’un contrôle mené en juin 2024 par la DG Santé de la Commission européenne soulignent l’incapacité des autorités brésiliennes à garantir le respect des exigences sanitaires européennes déjà en vigueur, comme l’interdiction d’importation de viande issue d’animaux traités aux hormones de croissance en place depuis 1996. Sans compter que les réglementations sont très différentes, en matière par exemple d’usage d’antibiotiques comme activateurs de croissance. Le respect de ces réglementations environnementales et sanitaires représente à lui seul un surcoût pouvant atteindre 8% pour la production de viande bovine européenne, d’après l’IDELE.

Il n’existe aujourd’hui pas d’obligation que les produits importés respectent des normes équivalentes à celles européennes et le peu de normes déjà imposées aux produits importés ont donc peu de chance d’être respectées.

Selon le rapport de la Commission d’experts indépendants mandatée par le Gouvernement français, de 2020, la mise en oeuvre de l’accord UE-Mercosur pourrait aussi accélérer considérablement la déforestation (de l’ordre de 5 à 25% pour les six premières années de mise en oeuvre, juste pour l’accroissement des exportations de viande bovine). Or le règlement sur la déforestation importée adopté par l’UE en 2023 et largement combattu par les pays du Mercosur est aujourd’hui en péril, alors même que les incendies connaissent des niveaux records dans la région. Des amendements pour vider le texte de sa substance ont été adoptés aujourd’hui même au Parlement européen.

Thomas Uthayakumar, directeur du plaidoyer à la Fondation pour la Nature et l’Homme explique : “Refuser la ratification de l’accord avec le Mercosur est indispensable mais pas suffisant pour empêcher ces importations aux conséquences délétères pour les filières agricoles. Il est urgent, comme nous l’exigeons de longue date, d’empêcher des importations de denrées agricoles produites avec des pratiques interdites en UE grâce à la mise en œuvre de mesures miroirs dans la réglementation européenne”.

A l’heure où l’UE est supposée amorcer un virage agroécologique majeur, par le biais du Pacte Vert, Mathilde Dupré, co Directrice de l’Institut Veblen souligne l’incohérence de sa politique commerciale qui apparaît ici criante : “L’adoption « d’exigences d’importation » et la promotion de « règles du jeu équitable » figurent dans les recommandations du Dialogue stratégique sur le futur de l’agriculture et la lettre de mission du nouveau Commissaire à l’Agriculture. L’adoption de l’accord UE-Mercosur qui est bâti sur un logiciel du siècle dernier anéantirait complètement ces efforts et les timides avancées obtenues dans ce domaine au cours du dernier mandat” .

LES REVENDICATIONS AGRICOLES SONT TOUJOURS SANS RÉPONSE, FAUTE D’UN DIAGNOSTIC LUCIDE DES RACINES DU PROBLÈME

La mise en pause de la transition agroécologique depuis janvier n’a évidemment rien arrangé aux difficultés de la profession agricole. Ne pas ratifier l’accord UE-Mercosur est une condition nécessaire mais insuffisante pour sortir par le haut de la crise. Les mobilisations continueront tant que les causes environnementales et économiques de la crise ne seront pas prises à bras le corps" explique encore Thomas Uthayakumar.

Suite aux mobilisations de janvier, de nombreux reculs environnementaux ont été entérinés, conduisant à la mise en pause de la transition agroécologique. Ces décisions n’ont évidemment pas amélioré la situation du monde agricole, qui fait toujours face à de sérieuses difficultés. En effet, en 2020, 16% des agriculteurs vivaient sous le seuil de pauvreté (avec des disparités selon les filières) selon Agreste, soulignant une crise majeure des revenus agricoles, mais aussi des inégalités entre agriculteurs et au sein des filières.

Les études de la FNH sur les filières d’élevage bovin en France l’ont précisément démontré, il existe un déséquilibre croissant dans le partage de la valeur. Sur le prix final d’une brique de lait demi-écrémé, la part reçue par un éleveur a baissé de 4% entre 2001 et 2022, alors que celles perçues par les entreprises agroalimentaires et la distribution ont respectivement augmenté de 64% et de 188%. De son côté, le secteur bovin viande est déjà au bord d’une catastrophe économique et industrielle, et l’accord commercial UE-Mercosur accélérerait cette dynamique.

Cette crise traduit également une fragilité du modèle agricole face aux aléas climatiques, géopolitiques et sanitaires :

  • Les coûts de production ont grimpé de presque 30% depuis 2021 selon l’Insee, sous l’effet de la hausse des prix de l’énergie, des engrais, des phytosanitaires et du carburant, dont l’agriculture conventionnelle dépend fortement.
  • Les sécheresses et les maladies épizootiques, aggravées par le changement climatique, accentuent encore cette vulnérabilité.

NOS RECOMMENDATIONS POUR CONCILIER ENVIRONNEMENT ET ÉQUITÉ

La FNH et l’Institut Veblen appellent le gouvernement français à remettre le cap sur l’environnement (plan ambition bio, Ecophyto, révision du PSN, etc.) et la Commission Européenne à mettre en cohérence sa politique commerciale avec ses ambitions environnementales, pour cesser d’hypothéquer la résilience de notre agriculture. Nous demandons de :

  1. Mettre en œuvre des mesures miroirs afin de conditionner l’accès au marché européen au respect des principales normes environnementales et sanitaires de production européennes et interdire les exportations de produits interdits dans l’UE vers les pays tiers. Ces mesures permettraient d’accélérer la transition agroécologique.
    Dès lors, l’UE et les États membres doivent s’engager à refuser tout accord de commerce qui irait à l’encontre de ces efforts, dont l’accord avec le Mercosur fait évidemment partie.
  2. Assurer aux agriculteurs des revenus dignes, avec des modes de production cohérents avec les impératifs environnementaux :
     Inclure les agriculteurs dans l’ensemble du processus de négociations commerciales pour couvrir à la fois les coûts de production et leur permettre d’investir dans la transition agroécologique (contrats tripartites entre agriculteurs, entreprises agroalimentaires et grande distribution avec des garanties socio-économiques et environnementales) ;
     Encadrer les marges des acteurs de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution.
  3. Accompagner la transition agroécologique des agriculteurs pour leur permettre de réduire leurs coûts de production et d’être plus résilients face au changement climatique :
     Refondre progressivement les aides de la PAC pour un accompagnement vers l’agroécologie et davantage d’équité entre agriculteurs ;
     Soutenir davantage les agriculteurs biologiques en crise et contribuer à la structuration de débouchés par une politique alimentaire ambitieuse ;
     Créer des fonds de transition agroécologique abondés par les entreprises de l’agroalimentaire, notamment à partir d’une fraction de leurs bénéfices nets.

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