A tous ceux qui pensent que la Banque mondiale se conforme toujours systématiquement au paradigme du consensus de Washington [1] et est un vivier de fondamentalistes de la concurrence pure et parfaite, on ne peut que vivement suggérer la lecture de Au-delà du marché. Vers une nouvelle pensée économique. Peut-être changeront-ils leur façon de voir ; à moins qu’ils supposent que dans cette organisation les idées critiques restent de beaux discours et ne sont pas suivies d’effets. [2] L’auteur, Kaushik Basu, aujourd’hui professeur à la Cornell University, a été chief economist de la Banque mondiale d’octobre 2012 à juillet 2016. Celui qui occupe ce poste donne une direction intellectuelle à la stratégie globale de développement de la Banque et à son programme de recherche économique aux niveaux mondial, régionaux et nationaux [3]. L’ouvrage, disponible désormais en français, a été publié en anglais en 2010 par Princeton University Press sous le titre de Beyond the Invisible Hand. Groundwork for a New Economics, juste avant que son auteur n’entre à la Banque mondiale. Dès 2011, une édition de poche en a été publiée en anglais en Asie. Sa traduction française l’a été six années plus tard, après que cet ouvrage ait été traduit en japonais, italien, en russe et en chinois. [4]
En décembre 2016, Kaushik Basu a publié une tribune intitulée : A New Year’s Development Resolution, avec trois autres anciens chief économists de la Banque mondiale (Joseph E. Stiglitz (en poste de 1997 à 2000), François Bourguignon en poste de 2003 à 2007 et Justin Yifu Lin (en poste de 2008 à 2012). Elle a été réalisée à partir de leur participation avec neuf autres économistes à la rédaction du Stockholm Statement [5] Ce document propose aux organisations en charge du développement une approche nouvelle de ces politiques, et un grand nombre des idées qui y sont soutenues sont en phase avec celles défendues par Kaushik Basu dans Au-delà du marché. On peut penser (voire espérer) que la notoriété de ses co-signataires fera qu’il influencera les politiques de développement à venir. L’ouvrage personnel de Basu peut ainsi être considéré comme un élément préparatoire du « Statement ».
L’action publique retrouvée
Kaushik Basu argumente que la « libre concurrence » ne saurait spontanément apporter le « bien-être » et déboucher sur le meilleur des mondes ; autrement dit il s’oppose au paradigme de la main invisible au cœur des courants encore dominants la science économique contemporaine. Il défend de façon convaincante la nécessité de combattre de façon volontariste la pauvreté (et les inégalités nées des divers apartheids qu’il illustre à maintes reprises par le système des castes en Inde), tout en réduisant les inégalités économiques [6], deux processus qu’il distingue (p. 236). Il reconnaît que certaines interventions drastiques contre celles-ci ont produit une diminution du revenu national, et peut-être, dans certains cas, avec les meilleures intentions du monde. Le livre fourmille d’anecdotes percutantes qui illustrent un propos ne se situant pas uniquement à un niveau théorique ou général. Ainsi lorsqu’il remarque (p. 228) que dans les pays en développement on s’inquiète plus de l’espace occupé et de la gêne occasionnée par les marchands ambulants que par le stationnement des voitures des riches.
Avec un objectif de critique de la doxa économique, et même s’il affirme qu’il ne s’agit pas d’un plaidoyer en faveur d’une intervention plus grande de l’État (p. 34), il est difficile de ne pas y voir l’affirmation d’un retour de celui-ci, en particulier grâce à des politiques fiscales redistributives. « L’État a un rôle majeur à jouer dans la régulation de l’économie de marché et pour essayer de redistribuer une partie de ses fruits » affirme-t-il (p. 218). Un nécessaire retour d’interventions publiques se trouve aussi affirmé dans le Stockholm Statement. Kaushik Basu met en garde les plus riches contre les risques potentiels d’une explosion sociale si les moins lotis percevaient comme une injustice la situation qui leur est faite. La charge contre le main stream des économistes est particulièrement forte : « Les légions d’économistes qui dénient toute légitimité aux revendications de ceux qui manifestent dans les rues de Seattle, Cancun et Washington sont comme ces missionnaires qui accompagnaient autrefois les armées d’occupation ; ils tentaient de calmer les rebelles en usant de belles paroles et ignoraient leurs requêtes qu’ils présentaient comme peu judicieuses et brouillonnes » (p. 31). Toutefois, l’originalité la plus forte de l’ouvrage ne réside pas dans cette recommandation de prendre au sérieux les critiques de ces contestataires et dans l’argument politique d’un risque de rébellion des laissés pour compte de la mondialisation (car on pourrait rétorquer que les révolutions sont rarement déclenchées et menées par les plus démunis, même quand elles le sont au nom de ceux-ci). Son originalité la plus forte se trouve dans la conviction affirmée par l’auteur que les humains ne sont pas par nature égoïstes et soucieux d’avoir toujours plus que leurs congénères et aux détriments de ceux-ci.
Mon objectif n’est ici ni de développer la relecture faite par l’auteur de la théorie des jeux pour appuyer son propos — qui risque de rebuter nombre des non économistes et même certains de ceux-ci à la lecture de l’ouvrage —, ni de résumer ses critiques à l’encontre de la pensée économique dominante ; encore moins de contester leur pertinence ou de nuancer la lecture qu’il donne de la Richesse des Nations d’Adam Smith [7].On peut au contraire saluer les nombreuses références documentées faites à l’histoire de la pensée économique. S’il est possible de reprocher à de nombreux économistes d’être devenus amnésiques en ignorant leurs ancêtres ce n’est certainement pas cette critique que l’on peut adresser à Kaushik Basu. L’ouvrage paraît parfaitement complémentaire de celui de Steve Keen [8] préfacé également par Gaël Giraud et dont la traduction est publiée par le même éditeur. Ce livre, se situant lui-aussi au cœur du paradigme de la science économique contemporaine, en a relevé quelques fortes inconsistances logiques. Le but de cette recension est, au-delà de finalités largement partagées [9] qui justifient l’intérêt porté à l’ouvrage et donc un encouragement à sa lecture et à l’intégration de certaines de ses propositions, de discuter ce qui me paraît des limites tant du diagnostic que des moyens proposés pour les atteindre.
La rareté et les besoins naturalisés
Le soutien de Kaushik Basu à la lutte contre « la pauvreté » inclut une définition de celle-ci par le niveau de revenu ou d’autres critères comme l’accès à un panel de biens et services. Or cette démarche, que l’on retrouve dans le Stockhom Statement, objective la « rareté » car celle-ci s’y trouve assimilée à une sensation en quelque sorte naturelle de manque. Tous les économistes n’ont pas subi cette illusion, et ceci dès le XVIII e siècle dans la période de constitution progressive de l’économie comme champ puis discipline autonome du savoir. La critique contemporaine de la relativité des besoins a été anticipée par l’anti-physiocrate Jean-Louis Graslin [10], qui soutenait que l’on ne peut pas avoir besoin d’un bien dont on ignore l’existence. On peut rapprocher cette idée de celle, antérieure, d’Étienne Bonnot de Condillac affirmant [11] que : « À un besoin est liée l’idée de la chose pour le soulager » [12]. Cette relativité sociale et culturelle des besoins, qui fait que « la lutte contre la rareté » ne peut être qu’un combat sans issue, a été affirmée par Karl Marx un siècle après Condillac dans ses Manuscrit de 1844 [13] où il cite Friedrich Wilhelm Schultz (1797-1860) : « Du fait précisément que la production globale augmente et dans la mesure même où elle augmente, les besoins, les désirs et les appétits augmentent aussi et la pauvreté relative peut donc augmenter, tandis que la pauvreté absolue diminue. Le Samoède [14] n’est pas pauvre avec son huile de baleine et ses poissons rances, parce que dans sa société fermée, tous ont les mêmes besoins. Mais dans un État qui va de l’avant et qui, au cours d’une dizaine d’années par exemple, a augmenté sa production totale d’un tiers par rapport à la population, l’ouvrier qui gagne autant au début et à la fin des dix ans n’est pas resté aussi prospère, mais s’est appauvri d’un tiers. » [15] Aujourd’hui ce type d’approche critique est largement répandue en anthropologie, notamment à la suite de travaux de Marshall Sahlins et de la publication de The Original First Affluent Society (1966) et de Stone-Age Economics (1974). Mais il reste fort ignoré de la plupart des économistes et des politiques de développement. Le Stockholm Statement affirme dans le premier de ses huit points que la croissance du PNB n’est pas une fin soi. Mais l’assimilation de celle-ci notamment avec l’amélioration de la santé, de l’éducation, de l’emploi et de la sécurité montre le long chemin que devraient suivre les économistes comme Kaushik Basu et les cosignataires du manifeste de Stockholm pour sortir du paradigme économiste de la rareté, des besoins et de l’utilité.
La financiarisation généralisée
Dans Au-delà du marché, le système dominant l’économie est pensé comme étant toujours le « capitalisme », autrement dit un système productif de valeurs réelles. L’investissement est représenté d’abord comme visant à financer cette production à travers des prêts et des placements boursiers. Semble échapper à l’auteur que la création de survaleurs et que les modes d’exploitation se réalisent aujourd’hui essentiellement par des mouvements financiers, notamment à travers ceux liés à la gestion des risques, y compris mais pas seulement par les spéculations sur les devises, sur les matières premières, sur les fonds de retraite, sur des indices climatiques, etc. De ce point de vue, alors que le salariat et le quasi salariat se sont généralisés, la relation salariale directe de « travail » pèse de moins en moins par rapport aux surplus dégagés par les jeux financiers de toute espèce. Les spéculations à terme sur les matières premières agricoles (café, cacao, sucre, etc.) subies par les paysanneries des nations dites « en développement », le manifestent. Ne sommes-nous pas sortis du « capitalisme » (défini par la relation capital/travail) pour entrer dans un type nouveau d’exploitation. La crise de 2007-2008 en est la première manifestation [16]. La confusion en anglais entre « placement » et « investissement » ne peut évidemment que favoriser l’occultation de ce processus et de cette nouvelle forme d’acapparment du surplus rendu possible par une forme spécifique de mutualisation des activités humaines. L’auteur a publié par ailleurs un article sur les pyramides de Ponzi popularisées si j’ose dire par Bernard Madoff [17].]]. Mais l’on peut penser que son approche est celle du dérèglement d’un système au lieu d’une interprétation de la normalité actuelle de la financiarisation et de l’exploitation via la finance. Rien d’étonnant donc que le Stockholm Statement ne consacre à la dimension financière que quelques lignes assez conventionnelles (notamment sur les paradis fiscaux).
L’opposition entre marché et État
Kaushik Basu reconnaît une pluralité des normes et donc des morales selon les cultures, que l’on retrouve bien mise en avant dans le Stockholm Statement ; ainsi qu’une pluralité de finalités des actions individuelles (pouvant inclure la recherche frénétique de gains matériels ou immatériels mais aussi, à l’opposé, la générosité et l’altruisme) et une évolution au fil du temps des comportements non homogènes des individus (le fameux atome des économistes). Les normes sociales peuvent, selon lui, se substituer à la loi pour imposer de fait certains comportements bénéfiques à l’économie (p. 218).
L’auteur reconnaît aussi la pertinence de l’action collective : « Dans de nombreux contextes, les efforts d’individus isolés sont vains et même contre-productifs, mais, si un groupe important se forme autour d’eux, ils réussiront tous ensemble à obtenir des résultats souhaitables » (p. 267). Toutefois, cette base critique qu’il désigne par la belle expression d’« argument des grands nombres » ne va pas jusqu’à enrichir le panel institutionnel des économistes par la reconnaissance du rôle présent et surtout potentiel des collectifs constitués par les organisations dites de « l’économie sociale et solidaire » et les multiples pratiques solidaires de l’économie ; celles-ci combinant des logiques d’intérêts partagés et privés. Sa proposition vise à ne plus croire aux vertus de l’action individuelle et aux mécanismes autorégulateurs de la concurrence qui lui sont liés (autrement dit à rejeter le paradigme de la « main invisible ») et à affirmer un nécessaire retour de l’intervention collective (= surtout publique), notamment via principalement la fiscalité et une redistribution pouvant inclure un revenu universel de base reçu par chaque citoyen. Le Stockholm Statement reconnaît dans son point 4 le rôle positif des « coopératives, associations et ONG » pour établir un équilibre qualifié de judicieux avec le marché et l’État. Toutefois cette affirmation du rôle important qu’elles peuvent jouer pour promouvoir et maintenir la cohésion y est accompagnée d’une singulière réserve selon laquelle « we cannot be unmindful of the fact that local community institutions have been known to be captured by retrogrades forces » (Statement p. 3-4). Surprenante affirmation car elle sous-entend que l’État et le marché, eux, ne le seraient jamais.
Le titre français de l’ouvrage renforce l’impression d’une méconnaissance de la nature marchande d’activités associatives, coopératives ou mutualistes, pour autant que le marché ne soit pas assimilé à la « libre concurrence » [18]. Avec la traduction du titre anglais (Beyond the Invisible Hand) par Au-delà du marché, l’autorégulation par la concurrence se trouve ainsi confondue avec toutes formes de marché. Or, il existe à travers le temps et l’espace de multiples modes de relations marchandes qui ne peuvent pas être réduites au seul modèle de la concurrence [19].
La gestion de communs
Le biais opposant ou suggérant la réconciliation entre la supposée contrainte étatique ou l’évolution des normes personnelles et la prétendue liberté du marché éclaire une confusion entre les biens communs et les biens publics [20]. L’action collective est pensée surtout comme un mécanisme top down. Or la gestion d’un bien commun (qui peut se situer dans les champs d’activité les plus variés et qui ne relève pas seulement de questions environnementales) se réalisent par un mécanisme de subsidiarité ascendante. À chaque niveau, des groupes prennent en charge la gestion de ces biens et services revendiqués et reconnus comme « communs ». Ils délèguent à un échelon supérieur quand les problèmes de cette gestion ne peuvent pas être résolus du fait notamment d’intérêts contradictoires. Cette revendication d’appropriation par des collectifs que l’on doit bien distinguer de la gestion de biens et services par l’État a pris différents visages au fil du temps et des cultures politiques nationales : au XIX e siècle on parlait d’association et de mutualisme ; au tournant du XIX e et du XX e notamment de socialisme de guilde [21], comme aujourd’hui de pratiques solidaires de l’économie ou de bien vivre [22]. Il serait temps que les économistes critiques, comme veut l’être Kaushik Basu, les reconnaissent à la juste mesure de leurs dimensions alternatives et de la possibilité d’un autre monde qu’elles ouvrent ; ou qu’ils en argumentent leur rejet mieux que par la référence à des effets négatifs d’identité de groupe (p. 43).
Pour résumer très brièvement les critiques que je viens de formuler, les limites de l’ouvrage de Kaushik Basu se situent principalement dans une insuffisante rupture avec la pensée économique dominante. La simple consultation de l’abondant et très utile index de l’ouvrage (plus de 500 entrées) le manifeste. En sont absents des termes tels que : commun, association (que l’on ne peut pas réduire à organisation non gouvernementale – trois entrées– ou à syndicats – cinq entrées –), coopérative, mutualisme, réciprocité, gratuit, générosité, don, économie solidaire, interdépendance, solidarité (que l’on ne peut pas confondre avec altruisme –huit entrées– ni avec le souci d’autrui, ou le social –45 entrées–), finance ou financiarisation (la crise des subprimes fait l’objet d’une seule entrée), écologie ou environnement (bien que le thème est brièvement abordé dans l’ouvrage). Alors que des termes comme bien-être, concurrence, confiance, économie, efficacité, équilibre, État, individualisme, inégalités, intérêt personnel, mondialisation, pauvreté, politique, préférences, prix, richesses, théorème de la main invisible et utilité, autant d’occurrences traditionnelles en sciences économiques, font chacun l’objet de très nombreuses références. L’entrée « comportement » invite étonnement à ne consulter que celle intitulée « individualisme ». Pour partir comme Kaushik Basu de la pensée fondatrice d’Adam Smith, on peut se demander s’il ne fallait pas, comme le firent celui-ci et les premiers économistes qui, pour produire des sciences de la société, rompirent radicalement avec les dogmes dominants de la théologie et de la jurisprudence de l’époque et ne se bornèrent pas à perfectionner les savoirs dominants de leur temps. Ce n’est pas en améliorant la performance des chandelles que l’électricité et ses applications furent découvertes… Après la lecture de Au-delà du marché, on peut donc s’interroger s’il faut se réjouir et se contenter d’une bouteille à moitié pleine ou déplorer une bouteille à moitié vide.