Texte issu de l’intervention au colloque franco-allemand "Comment financer la transition écologique et sociale ?", coorganisé par l’Institut Veblen et la Fondation Friedrich Ebert le 26 octobre 2023.
Il existe désormais de nombreuses estimations des volumes d’investissements nécessaires pour mener la transition écologique et énergétique, à différentes échelles : nationale, européenne voire mondiale [1]. Toutefois, l’éventail reste assez large : le manque d’investissements est estimé entre 2 et 5 points de PIB. À vrai dire, les comparaisons ne sont pas si simples à établir, pour diverses raisons :
- le périmètre sectoriel varie d’une estimation à l’autre (avec ou sans l’industrie, avec ou sans l’agriculture),
- les scénarios de transition aussi (certains mettant l’accent sur le progrès technique, d’autres sur la sobriété).
- et c’est aussi le type de transition considérée qui fait bien entendu varier l’estimation du besoin : transition énergétique, climatique, écologique (en y intégrant la biodiversité)
Pour reprendre quelques estimations clés :
A l’échelle de la France
- I4CE part d’un montant annuel d’investissements climat réalisés en 2022 de 82 Mds d’euros dans les bâtiments, transports et branche énergie, et estime un manque compris entre 14 et 30 Mds € / an selon le scénario retenu (les scénarios « Technologie verte et Pari réparateur qui mettent le plus l’accent sur la technologie sont les plus coûteux, celui misant sur la sobriété le moins coûteux)
- L’Ademe qui dans ses estimations inclut l’agriculture et l’industrie estime le manque à 100 Mds € / an
- Le rapport Pisani-Ferry & Mahfouz estime le manque à 66 Mds €/ an (pendant 7 ans environ)
Pour donner un ordre d’idée, les 66 Mds € sont l’équivalent du budget annuel du ministère de l’éducation nationale.
À l’échelle de l’Europe :
- La Commission européenne part d’un scénario de base dans lequel les besoins d’investissement annuels entre 2021 et 2030 sont de 946 Mds € et, en fonction de différents scénarios de rehaussement du niveau d’ambition dans la réduction des émissions, estime entre 49 et 114 Mds € un besoin d’investissements additionnels.
A l’échelle mondiale :
- L’AIE estime autour de 5000 Mds $ (4,5 points de PIB) le besoin annuel total d’investissements dans le système énergétique
- L’UNFCCC (Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques) estime en cumulé d’ici à 2050 que l’on va avoir besoin d’investir dans la décarbonation 125000 Mds $.
Si ces chiffres peuvent impressionner, en réalité ce sont des estimations à minima car il n’est question dans ces estimations que de transition climatique ou de transition énergétique, mais pas de transition écologique au sens complet, en y intégrant la biodiversité et la pollution. À titre d’exemple, le rapport Pisani-Ferry & Mahfouz repose sur une vision étroite de la transition, climatique seulement. Il insiste sur la nécessité d’une transition juste sans entièrement chiffrer les aides à mettre en place et la part de fonds publics nécessaires qui en découle. Cela explique qu’il soit pas très innovant du point de vue des modes de financement publics, au-delà de la proposition d’un ISF vert.
Plus on accorde d’importance à la préservation de la biodiversité et à celle de la justice, de l’équité, et plus il faut consentir à des dépenses, pour beaucoup sans retour financier. C’est souvent un point aveugle des estimations, qui font comme si tous les investissements à réaliser étaient rentables et n’identifient pas la part d’investissements nécessaires mais non rentables..
En réalité, il y a 3 grandes masses d’investissements à distinguer
- 1) Des projets présentant un profil risque-rentabilité suffisant pour intéresser les investisseurs privés, souvent grâce au soutien public initial (typiquement, c’est le cas des énergies renouvelables, devenues rentables aujourd’hui mais profitant longtemps de subsides publics)
- 2) De projets peu rentables, ou dont la rentabilité s’étale à très long terme et demeure incertaine (typiquement, c’est le cas de la rénovation thermique)
- 3) Des projets non rentables (dépenses d’infrastructure dans le fret ferroviaire ou fluvial, restauration de la biodiversité, dépenses d’accompagnement pour une transition juste)
La part de fonds privés / fonds publics nécessaires varie grandement selon la catégorie. Si les investissements rentables (1) peuvent être financés par des fonds privés, ce n’est bien sûr pas le cas des investissements non rentables (3), qui ne peuvent être financés qu’au moyen de fonds publics. Quant aux investissements rentables de manière incertaine ou à très long terme, ils nécessitent des investisseurs patients comme les BPI, un mix de fonds privés/fonds publics (avec prépondérance de fonds publics).
Ces distinctions permettent de comprendre pourquoi les actifs privés ne se dirigent pas suffisamment vite vers la transition. L’engagement qui a été pris lors de la COP21 d’aligner les flux financiers « compatibles avec une trajectoire menant à la baisse des émissions des gaz à effet de serre et un développement soutenable » est encore très loin d’être tenu.
Là où la rentabilité est au rendez-vous d’une façon ou d’une autre, les banques et autres institutions financières s’engagent à mieux faire, font des plans de transition, mais pour le moment cela n’a rien de contraignant ; la publication des plans de transition devient obligatoire, mais la tenue des engagements ne l’est pas.
Plus fondamentalement, il ne faut pas s’étonner que les flux financiers privés aillent vers les objectifs de rentabilité. Tant que des investissements carbonés rentables existent, les flux financiers privés iront vers du carboné rentable. Il y a très clairement un problème d’orientation des flux financiers privés. Les politiques publiques ont un rôle majeur à jouer pour corriger cette mauvaise orientation. Il faut pénaliser l’orientation vers le carboné et encourager celle vers le vert.
Le verdissement de la politique monétaire, celui également de la réglementation bancaire peuvent y aider, à condition d’être beaucoup plus volontaristes qu’elles le sont aujourd’hui :
- Les exigences de communication d’information extra-financières sont utiles, mais très largement insuffisantes
- Le verdissement des indicateurs de la politique monétaire, des collatéraux acceptés par la banque centrale sont utiles, nécessaires même mais là aussi très insuffisants : un taux spécial de refinancement préférentiel pour les banques faisant croître la part de crédits verts à leur bilan serait, par exemple, une mesure plus forte.
Pour le moment, le « verdissement » tant de la politique monétaire que de la régulation financière reste trop faible.
Par ailleurs, à supposer que les banques centrales et les régulateurs prennent des mesures plus fortes, il ne faut pas sous-estimer le poids d’inertie. Les investissements verts mettent du temps à remplacer les investissements carbonés. Pendant un temps plus ou moins long, ils s’y ajoutent. On sous-estime le coût de la transition (et on surestime la capacité de financement) en supposant que le vert remplace instantanément le carboné alors que pendant un certain temps il s’y ajoute : par exemple, on compte 1740 Mds $ d’investissements dans les énergies renouvelables en 2023 au niveau mondial, qui viennent s’ajouter à 1050 Mds $ d’investissements dans les sources fossiles. (Pour prendre un autre exemple illustrant le fait que les investissements verts s’ajoutent aux investissements bruns plus qu’ils ne les remplacent, le vélo électrique ne remplace pas la voiture, le billet de train à 9 euros en Allemagne n’a que très peu réduit la part du trafic automobile).
Quelles sont les dynamiques renforçant cette inertie ?
- Le fait que les investissements et les désinvestissements ne sont pas indépendants les uns des autres mais le plus souvent liés entre eux. Un exemple avec les transports : il faut d’abord investir dans les transports en commun pour désinvestir dans la voiture individuelle. D’abord investir dans les infrastructures pour développer les transports en commun. Les investissements publics sont ici un préalable indispensable.
- Il y a également un énorme poids d’inertie au bilan des banques et des institutions financières dont les bilans sont remplis d’actifs carbonés. Ces bilans carbonés sont exposés au risque de transition (perte de valeur des actifs détenus si on avance vite dans la transition), soumettant les autorités publiques à un arbitrage entre d’un côté les pertes que peut induire le dérèglement climatique au bilan des banques et de l’autre celles que provoquerait une transition trop rapide : résultat, les autorités publiques avancent à pas de fourmis, alors qu’il y a urgence !
En tout cas, il faut parvenir à mobiliser beaucoup de fonds privés et publics pour réaliser les investissements et dépenses nécessaires à la transition écologique et mener des politiques publiques volontaristes pour réorienter les fonds privés vers le vert et les détourner du carbonés. Cependant :
- il ne faut pas sous-estimer la difficulté et la lenteur de cette réorientation
- à supposer même que l’on parvienne à réorienter les fonds privés vers les investissements verts nécessaires, il ne faut pas réduire le problème de financement de la transition à la question de l’orientation, car les fonds privés quoi qu’il arrive n’iront que vers du vert rentable.
Le financement de la transition non rentable
Le financement de la part non-rentable est le cœur du sujet, et elle n’est malheureusement pas systématiquement mesurée dans les estimations. Le seul ordre de grandeur dont on dispose concernant la part des investissements non rentables est celui d’un cabinet de consulting (McKinsey & Company, juillet 2021), qui estimait que 50% des 1000 mds d’investissement nécessaires au niveau européen ne présentaient pas des perspectives de rentabilité suffisante. On retrouve le même ordre de grandeur dans le rapport Pisani-Ferry, avec 50 % d’investissements publics 50% d’investissements privés.
Et ce dans un périmètre très restreint puisque réduit à la transition climatique, sans prendre en compte les dépenses de réparation de la nature, de dépollution, ainsi les aides pour que tous les ménages accèdent à la transition.
Le secteur public doit donc jouer un rôle clef dans le financement de la transition écologique. D’abord, nous avons besoin d’un véritable policy-mix climatique, écologique, avec des politiques monétaires et de stabilité financière résolument tournées vers la transition écologique combinées à une politique budgétaire également tournée vers la réalisation des investissements publics et des dépenses publiques indispensables à la transition.
Ensuite, concernant plus spécifiquement les investissements, les fonds publics sont nécessaires à plus d’un titre :
- ils sont parfois indispensables pour amorcer certains investissements privés. Le secteur des énergies renouvelables a été rendu viable par des subventions publiques ; sans le 1,3 Md € de subvention, l’usine de batterie à Lens n’aurait pas vu le jour en mai dernier.
- Ensuite, certaines transformations sectorielles sont inenvisageables sans une grande part de fonds publics. Un bon exemple avec l’agriculture : si l’on veut favoriser l’adoption de pratiques agroécologique, chaque exploitation doit investir dans sa transformation. Les agriculteurs ne pourront rentabiliser ces investissements qu’avec des augmentations de prix ou des subventions ! Quant au développement de l’agriculture de proximité plus bénéfique pour la biodiversité, il pose le problème de l’accès au foncier. Qui paye, à quel prix ?
- Enfin, les fonds publics sont absolument indispensables à la réalisation de nombreuse dépenses non rentables : des dépenses de rénovation des ménages modestes, dépenses de désartificialisation des sols, de dépollution des eaux, de grandes infrastructure ferroviaires, fluviales, etc. indispensables et sans perspective de retour financier même à long terme. S’il n’y a pas de financement public de ces dépenses indispensables non rentables, alors celles-ci ne verront pas le jour parce que les fonds privés n’iront évidemment pas les financer ! La transition sera alors tronquée, injuste.
La question clé est donc de savoir comment mobiliser suffisamment de fonds publics. Le rapport Pisani-Ferry & Mahfouz insiste sur 3 sources de financement public classique :
- Un redéploiement des dépenses publiques mal orientées (les dépenses publiques défavorables à l’environnement sont estimées à 10 Mds €/an : nécessaire mais pas suffisant)
- Une augmentation temporaire des prélèvements obligatoires avec une taxe sur les 10% les plus aisés, soit un "ISF vert". C’est une bonne idée, cela mais ne suffira pas (150 Mds €), a fortiori si c’est impôt « exceptionnel » parce qu’il faut un financement pérenne. En outre, dans un contexte récessif, il est difficile d’accroître la pression fiscale.
- Un recours massif à l’endettement : il risque de buter sur la contrainte de soutenabilité de la dette et d’exposer les Etats aux pressions du marché. Et puis surtout, la dette est un instrument financier adapté aux investissements qui engendre un retour financier, pas aux dépenses sans retour financier. On a donc besoin de finance publique alternative.
Solutions de financement
Quelles solutions sont donc à notre disposition ?
- Un Quantitative Easing « vert » est envisageable, mais il profiterait surtout aux investisseurs privés.
- Pour augmenter les capacités de financement des Etats, on peut aussi envisager une conservation voire une annulation des créances détenues par les banques centrales sur les Etats, conditionnellement à de l’investissement dans la transition. Cela faciliterait l’emprunt public, mais il n’est pas très cohérent de vouloir que les Etats continuent de s’endetter, pour aussitôt supprimer les attributs de cette dette. C’est la preuve que ce n’est pas l’instrument adapté pour le financement de ces masses de dépenses indispensables non rentables.
- Les banques centrales pourraient aussi accorder des prêts directs au Trésor : c’est une solution plus simple, qui permettrait de soustraire les États aux pressions du marché. Le problème est naturellement qu’elle est interdite explicitement par les traités européens.
- En revanche, ce que le TFUE n’interdit pas explicitement, ce sont des subventions, a fortiori si ces subventions ne vont pas aux Etats mais à des sociétés financières publiques. Une solution intéressante à examiner semble donc être une création de monnaie centrale sans dette, affectée au financement de réalisations non rentables sans retour financier mais indispensables humainement, socialement, écologiquement. Via des sociétés financières publiques à mission chargées d’allouer des subventions à des projets éligibles socialement ou écologiquement indispensables.
Rappelons pour finir que cette année, la BCE va subventionner les banques commerciales en versant 146 milliards d’euros en intérêts sur leurs réserves de liquidité. Cette somme aurait été mieux employée si elle avait été versée à une caisse du développement durable, qui pourrait ainsi elle-même subventionner toutes sortes de dépenses financièrement non rentables mais socialement ou écologiquement indispensables.
Quoi qu’il en soit, une transition non tronquée et juste implique d’être en capacité de réaliser des dépenses sans retour financier, alors même que notre système n’est guère conçu pour rendre possible le non rentable. C’est ce qui justifie de trouver de nouvelles de nouvelles sources de financement public.