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L’accord signé par l’Eurogroupe le 28 février dernier a permis au gouvernement grec de gagner du temps pour commencer à mettre en œuvre sa politique. Mais cet été, d’importantes échéances de remboursements vont renforcer la pression sur la Grèce. La BCE ayant fermé aux banques grecques le guichet de refinancement des obligations émises par l’État grec, celui-ci risque d’être obligé de faire appel aux marchés financiers extérieurs pour honorer ses dettes, ce qui ne peut qu’augmenter la pression qu’il subit pour continuer dans la voie dévastatrice des politiques d’austérité.
Dans ces conditions, le « choix » auquel les institutions européennes veulent forcer le gouvernement grec est entre la poursuite des politiques actuelles ou une sortie, volontaire ou involontaire, de la zone euro, conduisant à l’instauration d’une nouvelle monnaie grecque dévaluée. Il existe pourtant une troisième voie qui pourrait permettre à la Grèce de se redonner de l’oxygène sans passer par les fourches caudines de Bruxelles ni abandonner l’euro : la mise en circulation d’un instrument monétaire à l’échelle nationale, un « euro-drachme » parallèle mais restant lié à l’euro, et visant à compléter et non remplacer ce dernier.
Cette solution, qui n’est pas contraire aux traités européens, s’inspire des tax anticipation scrips émis avec succès aux Etats-Unis par certaines grandes villes dans les années 1930 ou des I.O.U. encore utilisés par certains Etats comme la Californie. Il s’agit d’émettre non pas une monnaie de cours légal mais un simple « instrument de crédit fiscal », de durée limitée mais reconductible, et de le faire fonctionner comme moyen de paiement. Autrement dit, l’euro-drachme serait une monnaie de paiement faisant directement appel au public en dehors de toute intermédiation bancaire ; il ne serait pas imposé mais simplement proposé aux citoyens grecs. Dans une économie asphyxiée, il aurait toutes les chances de devenir un moyen de paiement accepté si sa valeur nominale était gagée par son « cours fiscal », c’est-à-dire par le fait que tout citoyen et toute entreprise pourrait s’en servir pour payer ses impôts.
L’idée est de restaurer le circuit monétaire du trésor public pour palier l’effondrement de la mission de service public du circuit bancaire privé, et de mettre ce circuit du trésor au service de l’économie productive, de façon similaire à sa mobilisation en France dans l’après-guerre pour financer la reconstruction. Un autre exemple historique est celui des monnaies provinciales argentines (ré)apparues dans le Nord Ouest du pays avec le retour à la démocratie en 1983, et qui se sont étendues à la majeure partie du pays au tournant des années 2000, lors de la crise du peso argentin. Ces expériences sont très mal connues, et méprisées a priori, par les défenseurs de l’orthodoxie monétaire. Pourtant des recherches récentes portant sur le patacon émis par la province de Buenos Aires en 2001 et le bocade circulant de manière continue de 1985 à 2003 dans la province de Tucuman, montrent au contraire qu’il s’agit d’expériences monétaires très positives et d’un grand intérêt pour penser une alternative dans les pays touchés de plein fouet par la crise de l’euro.
En effet, avant de disparaître sous l’injonction du FMI en 2003, les émissions de ces instruments publics de paiement, lorsqu’elles ont été bien gouvernées, ont permis d’atténuer significativement les effets sociaux d’une récession profonde et prolongée en participant à la relance de l’économie et en réduisant les dettes publiques. Ces expériences montrent que dans un contexte fédéral régi par le principe de subsidiarité, une monnaie fédérale commune peut coexister avec des monnaies nationales-provinciales complémentaires.
L’euro-drachme devrait être mis en circulation par le canal des dépenses du secteur public, à travers le paiement partiel des salaires et des pensions des fonctionnaires, d’allocations de revenus minima ainsi que des commandes publiques, son reflux au trésor public étant assuré par le paiement des impôts. Sa circulation serait a priori limitée au territoire grec et aux échanges couvrant les besoins de base de la population (nourriture, vêtements, santé, éducation, services publics, logement) ; sa convertibilité en euro à la parité ne serait que partielle, réservée aux entreprises qui l’accepteraient pour une forte proportion de leur chiffre d’affaires mais auraient des importations à régler en euros. Dans la mesure où la Grèce maîtrise entièrement ses ressources fiscales, ce problème de reconversion des euro-drachmes en euros ne se poserait que marginalement dès lors que le volume d’émission resterait mesuré. En revanche, le maintien de la valeur de l’euro-drachme à parité avec l’euro suggère que son émission aille de pair avec une réforme fiscale visant à accélérer sa vitesse de circulation (par exemple, la mensualisation des impôts) et à réduire l’évasion fiscale.
Sans être une panacée à tous les maux de l’économie et des finances publiques grecques, l’euro-drachme permettrait de relever plusieurs défis de court terme : relancer l’économie locale, financer les services publics de base et réduire la dette de court terme (« dette flottante ») en ne recourant plus aux marchés financiers pour la financer. En aidant à une relocalisation des activités, elle participerait par ailleurs d’une transformation de long-terme vers une économie plus soutenable et plus résiliente aux chocs externes.
On rétorquera que l’euro-drachme ne résout en rien le problème fondamental de la Grèce, à savoir le fardeau insoutenable de la dette publique. Renégocier la dette est effectivement indispensable, mais c’est une question de rapport de forces entre la Grèce et ses créanciers, et nous pensons que l’adoption de l’euro-drachme ferait pencher la balance en faveur de la Grèce, en rendant la perspective de sortie de la zone euro moins catastrophique pour elle, et ouvrirait l’espace de négociation pour un éventuel effacement partiel et/ou des conversions de dettes.
Le succès d’une telle politique n’a évidemment rien d’automatique et dépend de la capacité du gouvernement à construire la confiance dans la valeur monétaire du nouvel instrument. Les expériences passées montrent que son introduction doit être négociée aussi bien avec le secteur privé qu’au sein du secteur public. Elles montrent aussi que la création d’un tel moyen de paiement requiert le soutien d’un bloc de forces sociales unies autour de valeurs communes de justice sociale. La victoire électorale de Syriza et le fort soutien populaire dont jouit l’actuel gouvernement grec suggèrent l’existence potentielle en Grèce d’un tel bloc de forces favorables à un euro-drachme ainsi conçu.
Thomas Coutrot, membre du Conseil scientifique d’Attac ; Wojtek Kalinowski, co-directeur de l’Institut Veblen ; Bruno Théret, directeur de recherche émérite au CNRS, IRISSO, université Paris Dauphine.
Pour aller plus loin :
"Sur la pluralité des monnaies publiques dans les fédérations. Une approche de ses conditions de viabilité à partir de l’expérience argentine récente" Bruno Théret & Miguel Zanabria, in Economie et Institutions n° 10-11, 2007.
Lire aussi la note Veblen : « De la monnaie unique à la monnaie commune : pour un fédéralisme monétaire européen » Bruno Thérêt et Wojtek Kalinowski