Les différentes expériences se divisent grosso modo en celles qui restent en dehors du circuit monétaire classique (monnaies non convertibles) et celles qui l’intègrent partiellement ou entièrement (monnaies convertibles) : les systèmes d’échange locaux et les banque de temps d’une part, les monnaies locales à vocation commerciale et les plates-formes d’échange interentreprises de l’autre.
Lorsque l’articulation consiste en une séparation des sphères, le circuit parallèle semble plus facile à mettre en œuvre et offre plus de marges de manouvre aux porteurs de projets, mais son ambition est aussi plus modeste, réparatrice plus que transformatrice. Ces dispositifs présupposent en effet la distinction entre activités professionnelles et activités ponctuelles, et le fait d’être cantonnés au second groupe limite nécessairement leur impact. Il n’est pas à exclure que cette distinction même devienne moins structurante dans l’avenir, sous l’effet de la mutation de l’emploi vers des formes de « poly-activité » et d’un meilleur partage du travail salarié, mais à l’état actuel il s’agit des formes d’entraide développées à la marge de la société salariale et de l’Etat-providence, destinées aux groupes sociaux et territoires fragilisés. La plupart des banques de temps repose sur un apport de ressources externes venant de la sphère privée ou des autorités publiques. Ces projets sont à ranger parmi les outils d’insertion par activité et portent la promesse d’une action sociale plus innovante et plus démocratique. Lorsqu’elles émergent soudain et massivement, comme ces dernières années en Europe du Sud, les solutions de nécessité qu’elles proposent restent cependant très en deçà des besoins des populations, et leur pérennisation paraît difficile.
Là où la monnaie parallèle intègre au contraire le circuit classique, l’ambition transformatrice est plus explicite mais se heurte à une circulation effective limitée. En conséquence du faible nombre d’utilisateurs, les coûts dépassent souvent la masse monétaire en circulation et les recettes propres restent limitées, alors que les bailleurs de fonds s’attendent à une autosuffisance progressive. De sorte que l’impact des projets se situe essentiellement sur le plan des campagnes de sensibilisation. Cette fonction « éducative » est essentielle mais pour aller plus loin, le circuit local devrait permettre de « boucler » la demande finale locale et l’offre locale, autrement dit de passer de la relocalisation des actes d’achat à la construction d’un régime productif local.
Dans nombre de secteurs, une telle évolution paraît souhaitable du point de vue de l’impact social et environnemental des activités, mais elle heurte de front l’organisation économique en vigueur, où l’offre locale est défavorisée par un système des prix relatifs quasiment aveugle aux externalités négatives des modes de production productivistes. La monnaie complémentaire fait partie des outils permettant d’inverser la tendance, mais à condition de franchir un seuil institutionnel décisif : celui qui réside au niveau des collectivités territoriales et de leur capacité de mettre en circulation une monnaie locale gagée sur leurs recettes fiscales futures. C’est ainsi que les flux monétaires locaux pourront atteindre des volumes suffisants pour modifier réellement la vie économique des territoires.
La présente note s’inspire en partie des échanges qui ont eu lieu lors des « Rencontres monétaires de Villarceaux » en juin 2014, où s’était réuni une trentaine d’acteurs et de chercheurs actifs dans le domaine de la pluralité monétaire, dont une quinzaine de responsables de projets de monnaie sociale et complémentaire. L’objet des Rencontres est d’approfondir la compréhension du rôle des innovations sociales dans la transition vers une économie plus soutenable, en croisant les perspectives d’acteurs et celles chercheurs. En 2014, les Rencontres ont été consacrées à la question du « changement d’échelle » telle qu’elle peut se poser aux monnaies locales et complémentaires.