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La monnaie au service des territoires

Marie Fare, 7 novembre 2016

En réaction à la crise systémique que nous traversons, de nombreux acteurs développent dans des territoires des initiatives (nouveaux indicateurs territorialisés de richesse, circuits courts, finance solidaire, etc.) qui interrogent et transforment nos rapports à la richesse, à l’échange, à la consommation, à la production ou encore au travail : ces territoires constituent ainsi des espaces clés d’expérimentation, sur lesquels des processus concrets de transition voient le jour.

Extrait de l’introduction de « Repenser la monnaie », paru aux Editions Charles-Léopold Mayer, octobre 2016.

Le territoire est le lieu propice pour répondre à la crise systémique dans la mesure où il constitue la « brique de base » (Theys, 2002) permettant de déployer l’action collective tout en tenant compte des spécificités territoriales et en opérationnalisant la possibilité d’élaborer de manière partagée les conditions du « faire société ». Il s’agit alors ni plus ni moins que de construire les fondements d’une société nouvelle à travers la territorialisation des activités et des enjeux systémiques.

En ce sens, le territoire ne peut se réduire ni à un « morceau de sol » (Talandier et Davezies, 2009, p. 64) ni à un espace politico-administratif ; il doit être appréhendé comme le résultat d’une mobilisation et d’une coordination des acteurs, comme la construction sociale d’un espace collectif multidimensionnel où les activités économiques et sociales se trouvent « situées ». C’est même le cœur de l’approche de l’économie territoriale, qui permet de prendre en compte la construction du territoire par les acteurs locaux (Pecqueur 2000). Le territoire doit être analysé comme un « système constitué d’acteurs liés entre eux par des rapports sociaux, des rapports dynamiques qui évoluent dans le temps en fonction des relations, des interactions qui s’établissent entre eux » (Courlet et Pecqueur, 2013).

Ce « système complexe » est composé d’acteurs divers qui interagissent en fonction de la localisation spécifique de leurs relations et échanges, engendrant alors la dynamique territoriale. Le développement n’est plus considéré comme exogène, puisqu’il dépend désormais de la capacité d’un territoire à « endogénéiser » son développement par la proximité (géographique et socioéconomique) et la coopération des acteurs ; la territorialisation constituant ainsi le processus de construction du territoire. Dans ce processus, les territoires sont des « entités socioéconomiques construites » : le territoire est activé ou révélé par les acteurs qui coopèrent dans la recherche de solutions. La « fabrique des territoires », par la révélation des ressources territoriales qu’elle réalise, est majeure et peut porter sur des ressources latentes, c’est-à-dire des ressources potentielles qui ne sont pas activées (Gumuchian et Pecqueur, 2007). En ce sens, les ressources territoriales sont le résultat d’une mobilisation et d’une coordination des acteurs autour d’un objet matériel ou immatériel (spécificités locales, culture, valeurs, capital social, etc.).

Une partie des solutions se situe donc dans ce processus de territorialisation : il s’agit de localiser nos pratiques et activités pour restaurer les grands équilibres et rendre les territoires plus autonomes et plus résilients. Des « territoires en transition » mettent ainsi en oeuvre des initiatives concrètes pour répondre aux enjeux du changement climatique et de la déplétion [1] pétrolière en améliorant leur résilience [2]. Ainsi, certains de ces territoires vont même plus loin quand leurs acteurs, dans une logique “bottom-up”, enclenchent une dynamique de transformation sociale et écologique [3].

Il paraît important de préciser qu’améliorer la résilience, diminuer les coûts environnementaux des échanges et favoriser le processus de territorialisation ne doit pas conduire à une totale autonomie, voire à l’autarcie, d’un territoire. Ce serait non seulement nier le constat historique de l’existence des échanges au fil du temps (même si ces échanges se sont fortement accélérés depuis une cinquantaine d’années), mais probablement aussi utopique : à l’heure actuelle, tout ne peut être produit localement. Mais accroître l’autonomie des territoires demeure un horizon possible et souhaitable, comme le soulignent de nombreux partisans de la localisation (Douthwaite, 1996 ; North, 2010). Si le territoire est donc une « création collective » (Courlet et Pecqueur, 2013), comment favoriser cette construction et améliorer la capacité réelle des territoires à valoriser leurs richesses naturelles et humaines, à renforcer leur résilience et à enclencher un processus de transition ? Pour cela, les acteurs développent différentes pratiques et expérimentations, à l’image des MSC.

... et la monnaie dans tout ça ?

Notre système monétaire et financier est la source d’instabilités majeures : concentration et accumulation infinie des richesses, augmentation des inégalités, prévalence des placements de court terme au détriment d’une vision à long terme, développement du shadow banking [4], monopole bancaire de l’émission monétaire, financiarisation généralisée, etc. Autant de dérèglements issus de la globalisation financière qui soulignent le besoin de réorienter ce système.

Il est devenu nécessaire de changer notre vision de la monnaie en sortant d’une approche économiciste et technocratique de la monnaie pour non seulement penser les possibilités de décentralisation du pouvoir monétaire selon le principe de subsidiarité (c’est-à-dire au niveau pertinent le plus bas tout en répondant aux besoins sociaux), mais également réintroduire de la démocratie dans les choix monétaires. Cela pourrait permettre d’inverser les rapports de force en faveur des acteurs et des échelles au niveau desquels s’élaborent des réponses concrètes aux principaux défis actuels.

En effet, la monnaie est généralement abordée par les économistes sous un angle fonctionnel et technique, beaucoup la considérant comme neutre, économiquement et socialement. En somme, elle serait un simple facilitateur des échanges pour pallier le problème de la double coïncidence des besoins, c’est-à-dire la rencontre entre quelqu’un qui offre la chose désirée et quelqu’un qui souhaite l’acquérir.

Pourtant, les travaux interdisciplinaires en sciences sociales soulignent qu’elle est d’abord une institution sociale (Aglietta et Orléan, dir., 1998). Plus précisément, pour reprendre l’expression de Marcel Mauss, elle est un « fait social total » en ce qu’elle touche à l’ensemble des sphères sociale, politique, culturelle, religieuse et
économique. Elle crée du lien social entre les individus via un tissu de dettes, jouant ainsi un rôle de médiation (Théret, 2007). Polanyi (2008 [1957]), en déconstruisant la « fable du troc » (Servet, 2012), souligne la présence de pratiques monétaires bien avant l’utilisation de la monnaie en tant que moyen d’échange et affirme ainsi la distinction entre monnaie et marché. Monnaie et vie sociale sont indissociablement liées. Il n’existerait donc pas de société sans monnaie dans la mesure où la monnaie est constitutive de la dette, et notamment de la dette de vie à l’origine de toute société. Et pour étudier la monnaie, il faut la sortir de son image réductrice de simple instrument économique des échanges marchands.

L’approche la plus aboutie, à notre sens, de la démonstration de la nature de la monnaie en tant que « fait social total » est développée par Théret (dir., 2007 et 2008), à la suite des travaux d’Aglietta et Orléan (dir., 1998). Il distingue les « trois états de la monnaie » à partir non de ses fonctions, mais de l’appréhension de la monnaie comme un « lien social universel de nature économique, politique et symbolique » (Théret, 2007, p. 38), ce qui permet de faire émerger la nature de la monnaie et son fonctionnement spécifique en tant que fait social total. La « monnaie incorporée », le premier état, « est présente dans la personne même de ses utilisateurs, elle fait partie de leur habitus, elle est inscrite dans leur système de dispositions incorporées, la confiance se jouant en chaque individu » (ibid., p. 43). Dans cet état, la monnaie apparaît comme un étalon de valeur et de confiance. En ce sens, la monnaie est une forme de langage, un « système symbolique » permettant aux individus d’une même société de communiquer et d’échanger dans une relation de confiance. C’est un signe par lequel « des symboles et des significations partagés sont échangés », la monnaie apparaît alors comme un « opérateur de l’appartenance sociale » (Théret, 2007, p. 43).

Confiance éthique et confiance méthodique sont au coeur de la monnaie incorporée et se renforcent mutuellement. La première renvoie au système de compte, signe de l’appartenance à une communauté et à un ensemble de valeurs et de représentations au cœur de l’appartenance sociale, et la seconde aux moyens de paiement, signe de l’usage routinier de la monnaie dans les échanges. Partant de ces deux formes de confiance, l’appréhension de la monnaie comme système symbolique conduit à ne la percevoir que dans une relation horizontale. Or, comme l’a souligné précédemment l’ouvrage d’Aglietta et Orléan (dir., 1998), la monnaie en tant qu’objet d’appropriation, de contrôle et donc de pouvoir doit être considérée comme légitime. Intervient ici la confiance hiérarchique relevant d’un tiers qui établit les règles monétaires et ainsi régule et protège afin de garantir la cohésion sociale. La monnaie met simultanément en relation des « individus entre eux et avec des entités collectives représentant la souveraineté du groupement d’appartenance » (Théret, 2007, p. 38). La monnaie ne peut donc être découplée de ses dimensions horizontale et verticale. Et confiance et monnaie sont intimement liées : pas d’acceptation généralisée de la monnaie sans confiance.

Le deuxième état, la « monnaie objectivée », repose sur les instruments monétaires qui servent de moyen de paiement. En effet, si la confiance constitue pour Théret (2007) une « pré-condition » à l’usage de la monnaie, elle nécessite aussi des moyens de paiement qui se caractérisent par trois dimensions : deux faces, dont une représente sa valeur et l’autre le symbole de l’autorité émettrice, et une tranche qui désigne le monnayage.

Le troisième état, la « monnaie institutionnalisée », désigne les règles unifiant un espace monétaire dans lequel la monnaie exprime la « forme politique d’une communauté de paiement qui n’est autre que le tout social représenté sous forme monétaire » (Théret, 2007, p. 48). Pour former une communauté de paiement, les membres doivent 1) reconnaître un système de compte permettant de quantifier dettes et créances, qui symbolise l’expression de la totalité et 2) où circule un ensemble de moyens de paiement liant les membres de la communauté et confortant l’appartenance sociale ; 3) et instituer des règles de compte et de paiement qui
permettent la constitution de la communauté, sa pérennité et sa reproduction.

Pour résumer, et toujours en suivant l’approche de Théret (2007), la monnaie n’est pas seulement une marchandise ni un simple langage, elle comporte trois dimensions interreliées et constitutives du fait monétaire : un langage particulier constitué du système de compte, un objet reposant sur les instruments de paiement et une institution s’appuyant sur les règles de monnayage. Ces trois dimensions font de la monnaie un véritable fait social total se retrouvant dans chacun des états précédemment développés de la monnaie.

Repenser la monnaie dans toutes ses dimensions suppose également de sortir d’une perspective d’unicité monétaire pour appréhender la pluralité historique des pratiques et des formes monétaires. Cette pluralité, loin d’être l’apanage des sociétés anciennes, est un fait constitutif des sociétés contemporaines.

L’observation des pratiques monétaires permet de constater, d’une part, l’existence d’usages monétaires différenciés (Zelizer, 2005 [1994]) [5] et, d’autre part, l’existence de formes et de monnaies diverses (comme les MSC). Cette observation permet aussi de faire apparaître les qualités des monnaies : la forme monétaire prise par les avoirs monétaires, l’univers symbolique dans lequel ils s’insèrent et les marqueurs socioéconomiques qui orientent les usages sociaux de la monnaie (Blanc, 2009). Cette absence de fongibilité pure (puisqu’il y a absence de convertibilité pure et principe de différenciation des avoirs monétaires) [6] permet de penser la pluralité monétaire et la nécessaire articulation entre les monnaies qui suppose des processus de conversion, justement parce qu’il y a absence de fongibilité pure. Par conséquent, cette perspective permet d’adopter une approche en termes de complémentarité monétaire, voire de subsidiarité, et non plus seulement en termes de concurrence monétaire.

De surcroît, la coexistence des principes d’intégration au sein d’une société, mise en avant par Polanyi, active également la pluralité monétaire : on observe des pratiques et des formes différenciées de la monnaie selon les
sphères d’usage. Par exemple, les SEL ou les banques de temps (voir plus loin) valorisent des formes sociales d’échange de nature non marchande activant la réciprocité. Enfin, la pluralité monétaire suppose également de déconnecter souveraineté monétaire et souveraineté politique ou du moins souveraineté monétaire et souveraineté étatique : l’émission de monnaie est réalisée par des acteurs multiples (État, banques, sociétés privées, associations, etc.), ce qui appelle à repenser, dans sa complexité et dans ses formes, la souveraineté.

On le voit, les enjeux qui entourent la question monétaire sont nombreux et invitent à reconsidérer les cadres d’analyse. La monnaie cristallise des systèmes de valeurs, structure des représentations de la richesse, pénètre les relations humaines en profondeur tout en étant influencée par ces dernières (Zelizer, 2005 [1994]). Si son usage marchand s’est imposé tardivement, il n’est pas exclusif.

Ainsi, les MSC participent à ces questionnements par leur capacité transformatrice. Elles agissent en effet au coeur même de ce qui fonde le système de valeurs actuel : une société organisée autour d’une conception de la richesse fondée sur la seule dimension matérielle (Méda, 1999). Elles interrogent ce système de valeurs et développent de nouvelles façons d’agir et de penser qui favorisent les conditions du changement.


[1Dépréciation des gisements de pétrole résultant de leur exploitation.

[2Appliquée aux territoires, la notion de résilience correspond à la capacité de ces derniers à faire face, et à répondre, à des chocs extérieurs

[3L’expérience lancée à Ungersheim (Alsace), touchant autant la démocratie locale que l’agriculture biologique, la transition énergétique ou la monnaie locale, constitue un bel exemple de village en transition mis en lumière par Marie-Monique Robin dans le documentaire Sacré village ! (2016)

[4Le shadow banking, qualifié également de « finance de l’ombre » ou de « finance fantôme », concerne les activités s’exerçant en dehors du système bancaire traditionnel, c’est-à-dire les opérations financières hors bilan des banques. Ces opérations

[5Zelizer (2005 [1994]) apporte une contribution majeure à l’analyse de la pluralité en termes d’usages monétaires différenciés. En étudiant les pratiques monétaires contemporaines, elle illustre l’existence de

[6Dans les approches orthodoxes, la monnaie est un moyen de paiement généralisé. La monnaie est homogène, elle ne disposerait pas de signes singuliers pouvant distinguer deux avoirs d’une même monnaie qui seraient donc parfaitement substituables.

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