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Le rôle du reporting d’entreprise dans la transition écologique : à quoi sert la CSRD ?

Mathilde Pernias, 17 octobre 2024

Le rôle de la CSRD dans la transition écologique

Mathilde PERNIAS,

Doctorante en comptabilité environnementale et sociale(Nantes Université–Audencia)membre du collège d’experts de l’Institut Veblen.

La Commission européenne vient de critiquer sévèrement, et à raison, les Etats qui n’ont toujours pas transposé la directive CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive),relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises. Rappelons que la CSRD est entrée en vigueur le 1er janvier 2024 et s’applique désormais à environ 50 000 entreprises en Europe, tous secteurs confondus, soit cinq fois plus que la précédente directive NFRD (Non Financial Reporting Directive). Les pays européens avaient jusqu’au 6 juillet 2024 pour transposer cette directive dans leurs droits nationaux ; la France a pris de l’avance à cet égard, mais 17 autres États membres ne l’ont toujours pas transposée à ce jour [1].

Qu’est-ce que la CSRD ?

La CSRD va plus loin que la NFRD dans les exigences de divulgation des informations liées aux enjeux de durabilité (environnementaux, sociaux et de gouvernance) par les entreprises. Elle introduit des normes de publications plus strictes, poussant les entreprises à étudier l’intégration de ces enjeux dans leur modèle d’affaires, et sur l’ensemble de la chaîne de valeur. Les 12 normes ESRS (European Sustainability Reporting Standards) qui accompagnent cette directive permettent également d’harmoniser les informations publiées, et de clarifier le prisme par lequel la durabilité doit être étudiée par les entreprises (la « double matérialité » dont nous parlons plus loin), le type d’informations attendues (selon les enjeux climatiques, de biodiversité, de chaîne de valeur, et de parties prenantes affectées, par exemple) et la granularité de ces dernières (du narratif, du semi-narratif ou des éléments quantitatifs précis, tels que des objectifs de réduction basés sur la science).

Par ailleurs, un niveau d’audit plus approfondi que celui de la NFRD est attendu dans le cadre de cette révision réglementaire. Les informations doivent être certifiées par des commissaires aux comptes (CAC) ou par un organisme tiers indépendant (OTI). Un niveau d’assurance « modéré » est requis pour la vérification de ces informations, mais il passera probablement à un niveau « raisonnable » à compter de fin 2028. Cela impliquera une vérification encore plus détaillée des informations divulguées par les entreprises, afin de s’assurer de leur exactitude.

Comment la CSRD pourrait contribuer au changement en faveur de la transition écologique et sociale ?

Premièrement, elle définit le concept de « durabilité » pour éviter les écueils d’une appropriation du sujet dans un sens qui n’irait pas dans celui, par exemple, des conclusions du GIEC : les activités humaines, notamment industrielles, ont des incidences sur leur environnement qui contribuent au changement climatique et aux conséquences en cascade sur les écosystèmes de la Terre. Plus particulièrement, elle clarifie le concept de « double matérialité »  [2] qui permet, pour une entreprise, de se questionner non seulement sur les risques que l’état de l’environnement (écologique et social) peut engendrer sur sa pérennité économique, mais surtout, sur les incidences de ses activités sur cet environnement. La « nature » est d’ailleurs considérée comme une partie prenante de l’entreprise, et les trajectoires de réduction des entreprises devront être déterminées à partir de cadres scientifiques pour être valides. La CSRD détermine donc les frontières de la durabilité, auxquelles les entreprises doivent se conformer.

Deuxièmement, la directive donne une responsabilité étendue aux entreprises, qui doivent examiner leur modèle d’affaires au regard de la durabilité sur l’ensemble de leur chaîne de valeur. Cela implique pour les entreprises de connaître les incidences et les risques de leurs activités sur leur chaîne d’approvisionnement, ainsi que sur leur périmètre d’exploitation et de distribution. Un travail d’enquête sur les pratiques de leurs fournisseurs ainsi que sur les incidences de leurs activités sur leurs clients et les communautés locales est requis pour répondre à ces exigences. La CSRDpousse ainsi à une approchesystémique et invite à raisonner de manière collective, avec ses différentes parties prenantes–et pas uniquementles investisseurs. Ce qui ressort des études de cas d’entreprises prenant déjà en compte une multiplicité de critères pour transformer leurs modèles d’affaires, c’est que certaines actions ne peuvent être réalisées qu’à un niveau collectif, entre acteurs privés et publics, entre acteurs d’une même industrie, ou encore entre parties prenantes d’une même chaîne de valeur. En ce sens, la CSRD favorise la possibilité d’un changement plus important et plus étendu, tant dans la gestion des risques que dans la découverte de potentiels leviers d’actions et des coûts associés.

Enfin , la CSRD va permettre un « état des lieux » de la durabilité des modèles d’affaires de plus de 50 000 entreprises en Europe. L’exercice de transparence se veut sincère et exact, assuré par la certification de tiers indépendants. Dès lors, les manquements d’une industrie à l’autre sur la prise en compte de ces sujets, ou une progression plus ou moins lente des acteurs au sein d’une même industrie, permettront de révéler les pratiques des entreprises qui n’opèrent pas de changement suffisamment profond.

En somme, la CSRD permet de repenser la durabilité telle qu’elle est définie par consensus au sein des communautés d’expert·es sur ces sujets, et pousse les entreprises à être transparentes, exactes - dans la mesure du possible - et collectives dans leur chemin vers la transition. C’est donc une normalisation particulièrement pertinente pour répondre aux ambitions de l’Europe dans sa transition, à condition que les investisseurs prennent part à l’exercice ,en réorientant les investissements vers les entreprises les plus durables. C’est d’ailleurs ce que prévoit la stratégie européenne de finance durable, sans grand succès pour le moment. Les détails des risques financiers encourus et les incidences réalisées sur l’environnement et les personnes par les entreprises seront mises en évidence par les rapports, et une comparabilité entre les entreprises d’un même secteur sera rendue possible. Les investisseurs disposeront de toutes les informations nécessaires pour réorienter leurs portefeuilles vers des options plus durables. Évidemment, la seule transparence ne suffira pas pour réorienter l’action des entreprises et celle des investisseurs ; la vraie question est de définir une politique de transition qui pourraient s’appuyer sur la CSRD.

Il faut aller plus loin

Les exercices de transparence ont montré à plusieurs égards des limites dans leur capacité à provoquer des évolutions significatives [3].Il faudra donc d’autres mesures incitatives ou réglementaires pour renforcer la transition des entreprises.

La CSRD permettra d’évaluer le progrès réalisé sur la base des informations publiées par les entreprises ;les superviseurs bancaires et financiers pourront par exemple s’y appuyer pour évaluer l’évolution du secteur financieret justifier d’autres mesures. Plus largement, les institutions publiques pourront se saisir de leur rôle de soutien, mais aussi de régulateur des activités des entreprises vers des modèles d’affaires suffisamment durables pour répondre au caractère urgent de la crise écologique. Les régulateurs avancent souvent le manque de données pour justifier leur inaction –la CSRD leur retire cet argument. Michel Barnier a d’ailleurs défini la« dette écologique »comme « l’épée de Damoclès »qui pèse sur la France. Face à la reconnaissance du danger que représente cette dette, le gouvernement est encore plus attendu sur des actions publiques. Par exemple, mettre en place une fiscalité ciblée sur les secteurs les plus polluants, tout en soutenant financièrement les entreprises et les secteurs engagés dans une démarche de réduction de leurs incidences sur leur chaîne de valeur, comme en témoigneront les rapports CSRD. Cela concerne notamment les énergies renouvelables, le bâtiment, mais aussi l’agriculture, où un virage vers l’agroécologie serait nécessaire pour rompre avec le modèle productiviste actuel.


[1Dans le cas d’une non-transposition d’une directive, la Commission européenne peut initier une procédure d’infraction contre un État membre et, si le problème persiste, porter l’affaire devant la Cour de justice de l’UE, avec la possibilité de demander à la Cour d’imposer des sanctions financières.https://commission.europa.eu/law/ap...

[2La NFRD exigeait des entreprises qu’elles publient des informations « dans la mesure nécessaire à la compréhension du développement, de la performance, de la position et de l’impact des activités [de l’entreprise] » Hahnkamper-Vandenbulcke, N. & European Parliamentary Research Service. (2021). Non-financial reporting directive. In EPRS (Report PE 654.213).

La notion de « double matérialité » était donc introduite dès 2014 dans la législation. Cependant, les consultations réalisées par l’UE ont conclu que ce concept était difficile à mettre en œuvre sans définition adéquate de cette dernière. C’est pourquoi, dès 2019 la Commission définit le concept dans une communication dédiée à apporter des lignes directrices supplémentaires sur les informations à publier(EUR-LEX - 52019XC0620(01) - EN - EUR-LEX, n.d.), avant de formaliser des normes spécifiques pour encadrer la manière de rapporter ces informations, les ESRS.

[3Boiral,O.(2013) ”Sustainability reports as simulacra ? A counter-account of A and A+ GRI reports”, Accounting, Auditing & Accountability Journal, 26(7) : 1036-1071.

Roszkowska-Menkes, M. T., Menkes, Aluchna, M., & Bogumił Kaminski. (2024). True transparency or mere decoupling ? The study of selective disclosure in sustainability reporting [Journal-article].Critical Perspectives on Accounting,98, 102700.

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