Dans le contexte de la deuxième vague de la pandémie de Covid 19, le Conseil des gouverneurs de la Banque centrale européenne (BCE) a consacré, jeudi 10 décembre, sa réunion de politique monétaire aux évolutions à apporter à son action. Il a décidé – je reprends les termes du communiqué de presse - « un recalibrage de ses instruments de politique monétaire ». En substance, rien ne change, mais tout est recalibré plus gros et pour durer plus longtemps.
Les taux directeurs sont inchangés : le taux principal de refinancement (taux refi) est à 0%, le taux de facilité de dépôts, plancher du corridor, à -0,50% et le taux de facilité de prêt à 0,25%. Les taux directeurs sont à ce niveau depuis le 18 septembre 2019 (et le taux refi avait été abaissé à 0 le 16 mars 2016). La BCE guide les anticipations en indiquant que ses taux directeurs resteront au même niveau tant qu’elle n’aura pas regagné sa cible d’inflation de 2%. Cela revient à dire qu’ils resteront à ce niveau pour longtemps. L’inflation se situe actuellement à 0,2% en zone euro. Christine Lagarde veut y voir un problème conjoncturel. Mais étant donné l’écart persistant à la cible d’inflation et la pression déflationniste exercée par la crise sanitaire, la question se pose réellement de savoir si la BCE parviendra à regagner sa cibleà moyen terme. Il y a tout lieu aujourd’hui de s’interroger sur les déterminants de l’inflation dans une économie financiarisée, où la masse monétaire circule plus et plus vite dans la sphère financière que dans la sphère réelle. Quoi qu’il en soit, dans un tel contexte, l’inflation n’est plus le phénomène monétaire que Milton Friedman, en son temps, voyait partout et toujours. La relation entre masse monétaire et prix s’est déplacée de la sphère réelle à la sphère financière et ne s’observe plus tant au niveau du prix des biens et services mais à celui des actifs financiers. Or le mandat de la BCE reste centré sur la stabilité des prix (des biens et services) avec un objectif chiffré inférieur à mais proche de 2%. Toute l’action de la banque centrale continue de reposer sur l’hypothèse que l’inflation est un phénomène monétaire sur lequel elle a prise. Si tel n’est plus le cas, se posera à terme un véritable problème de crédibilité et de contenu du mandat de la BCE.
Le programme d’achats d’urgence face à la pandémie (Pandemic emergency purchase programme - PEPP) est augmentéde 500 milliards, ce qui le porte à 1850 milliards d’euros et il durera jusqu’en mars 2022, une date éloignée pour tenir compte de l’incertitude quant au calendrier de déploiement des vaccins. On peut imaginer que d’ici là des vaccins auront pu faire leur œuvre et venir à bout de la pandémie. Cela revient à dire que la BCE porte son horizon au-delà même de la crise sanitaire et signale qu’elle poursuivra ses opérations spécial pandémie au-delà de la pandémie. Cela montre en creux que ces opérations n’ont pas pour seul objectif de gérer les conséquences économiquesde la crise sanitaire, mais qu’elles visent surtout à éloigner le risque d’une crise de la dette et à faciliter le financement et le refinancement des Etats en rassurant les investisseurs.
Concernant les investisseurs bénéficiaires de ces rachats d’actifs, ce sont à 25% des banques de la zone euro, 25% seulement … 75% vont à d’autres investisseurs, financiers mais non bancaires et à beaucoup d’investisseurs étrangers. Le sujet mobilise encore peu l’attention mais cela signifie que la monnaie centrale des rachats d’actifs ne se retrouve donc pas seulement en réserves à la banque centrale mais également en dépôts bancaires assez volatils quand les bénéficiaires des rachats sont des investisseurs non bancaires. Les conséquences macroéconomiques et financières de cela restent à cerner.
Au plan économique, que peut-on attendre de ses achats de titres plus massifs ? À mon sens,ceprogramme ne nous aidera pas à sortir de la déflation et n’aura que peu d’effets d’entraînement sur l’économie réelle. Les effets des achats d’actifs demeureront ceux observés depuis 2015, à savoir des effets faibles et inégaux, mal distribués. De plus, on peut craindre une forte instabilité financière à moyen terme, vu l’ampleur de ces programmes, et la masse de liquidités centrales déversées sur les marchés. Que ce soit dans la zone euro, ou ailleurs, aux États-Unis notamment, la Fed ne se donnant plus aucune limite dans ses achats d’actifs. Les marchés sont désormais dans une totale dépendance vis-à-vis des liquidités de la banque centrale. L’addiction est devenue maladive, au point qu’à la moindre déception, ils pourraient défaillir. C’est désormais l’appétit et la susceptibilité des marchés qui déterminent l’action des banques centrales. Pris dans ce cercle vicieux, les banques centrales, et la BCE notamment, devront servir toujours plus les marchés financiers et toujours moins l’économie.Cela pourrait alimenter la défiance envers l’institution et le système financier. Socialement, ça me semble explosif. Et cela pourrait aussi constituer un terreau favorable à l’essor des crypto-monnaies qui sont des innovations nées de la crise financière de 2007-2008 et de la défiance à l’égard du système financier traditionnel.
Du côté des refinancements, l’assouplissement se poursuit avec des TLTRO recalibrés permettant aux banques qui maintiennent leur encours de crédit de se refinancer à taux négatifs jusqu’à -1%, 4 opérations PELTRO de refinancement à plus long terme programmés en 2021, et de moindres exigences en matière de collatéraux prolongées jusqu’en juin 2022. L’ensemble de ces mesures est présenté comme visant à préserver des conditions de financement favorables pendant la pandémie pour tous les secteurs de l’économie. Rien ne vient toutefois obliger la transmission par les banques à leurs clients emprunteurs des conditions très accommodantes dont elles bénéficient.« Aux banques de faire leur travail », a répondu Christine Lagarde à l’une des questions qui lui était posée à ce sujet. La transmission de la politique monétaire par les banques sera-t-elle meilleure aujourd’hui qu’elle ne l’a été après la crise financière ? Le modèle d’activité des grandes banques européennes étant toujours aussi peu centrés sur le crédit aux entreprises, il y a des raisons d’en douter.
Les facilités de repo avec des banques centrales de l’Eurosystème et les lignes de swaps et pensions avec des banques centrales hors zone euro sont prolongées jusqu’en mars 2022. Ces opérations visent à satisfaire les besoins de ces banques en euros et à éviter qu’elles ne vendent leurs titres libellés en euros, ce qui sinon exercerait une pression à la hausse les taux longs.
Le communiqué de la BCE se termine par une considération relative à la surveillance du taux de change de l’euro (face à un dollar en baisse), non pas en tant qu’objectif (puisque ce n’en est pas un, ce qu’a rappelé Christine Lagarde au moment des questions de la conférence de presse), mais en tant que canal de transmission avec un impact possible sur la stabilité des prix. L’euro fort pourrait accentuer les pressions déflationnistes en zone euro (baisse du prix des importations) et rendre la cible d’inflation encore plus difficile à regagner.
Pas un mot dans le communiqué sur la prise en compte du risque climatique dans les opérations de politique monétaire.À la question posée par une journaliste pendant la conférence de presse, qui relevait l’opposition de Jens Weidman (le président de la Bundesbank, le plus faucon, du Conseil des gouverneurs) à l’idée que le risque climatique relève du mandat de la BCE, Christine Lagarde a répondu qu’il était tentant d’opposer leurs déclarations respectives en la matière, mais qu’ils n’étaient pas si divergents ; qu’il n’est évidemment pas question que la politique monétaire se substitue aux États dans la transition écologique ; que le risque climatique serait étudié via son impact sur les risques financiers et sur les autres aspects du mandat de la BCE (sur la stabilité économique, monétaire, …). La discussion se poursuit a promis Christine Lagarde et les progrès se feront« pas à pas ».
C’est sur le risque de trop petits pas ou d’une action très en deçà du discours qu’alerte l’Institut Veblen, à travers deux notes : l’une de Wojtek Kalinowski et Hugues Chenet, qui appelle à un « Whatever it takes climatique », l’autre que j’ai réalisée et qui propose un tour d’horizon des options de verdissement de la politique monétaire.
La première note pointe un risque d’enlisement dans une approche très quantitative du risque climatique à travers l’estimation des risques financiers qu’il induit. Dans cette approche par les risques, qui est celle du réseau NGFS, on calcule au centime près combien on va perdre (en se trompant très précisément) mais où on n’agit pas pour l’éviter. Agir face au risque climatique exige une approche plus qualitative, plus adaptative, où ce n’est pas l’exhaustivité qui est recherchée mais la rapidité, en acceptant la flexibilité. La BCE doit passer à l’action.
La seconde note montre que des solutions existent pour orienter la politique monétaire de la BCE vers l’atténuation du risque climatique et que son mandat ne lui interdit pas, bien au contraire (art 127). C’est même en n’agissant pas que la BCE enfreindra son mandat et portera préjudice à ses objectifs. A n’en pas douter une crise climatique provoquerait une instabilité monétaire, économique et financière irrémédiable. Je montre qu’il existe un assez large nuancier de « vert »pour verdir la politique monétaire :
- des options verts clair consistant à verdir les MRO [1], les collatéraux, les TLTRO, le QE, toutes réalisables à cadre institutionnel constant permettant des petits pas, trop petits sans doute mais dès maintenant.
- La plus vive des options « vert clair » seraitun programme d’achats d’actifs publics pour faciliter le financement des investissements publics dans la transition écologique.
- Une option « vert vif » qui consisterait à monétiser une partie de ces investissements, c’est-à-dire les faire prendre en charge par la BCE sans remboursement (ça veut dire un financement en monnaie centrale ne passant pas par la dette). Ce type d’option permettrait un « grand pas » mais est interdit dans le cadre actuel du traité. Faut-il pour autant s’empêcher d’y penser ? Non. Nous avons besoin d’un cadre nouveau, d’un traité nouveau pour être en mesure d’agir face à de multiples crises, la crise sanitaire, la crise sociale, la crise écologique !
Ces options ne sont pas exclusives les unes des autres et monétiser une partie des dépenses d’investissements publics dans le climat – dont nous avons plus que jamais besoin – ne veut pas dire monétiser tout. Cela veut dire articuler des modes de financement différents pour des types d’investissements différents : un sujet en cours de réflexion à l’institut Veblen.