Article publié par Alternatives économiques, le 12/01/2017
En votant le 12 janvier en faveur de la ratification du traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada, le CETA, les députés de la commission environnement du Parlement européen ont perdu une belle occasion de peser sur les négociations commerciales pour faire progresser les règles environnementales et sanitaires. Voilà en effet près de sept ans que l’Union européenne tente de légiférer à l’encontre des perturbateurs endocriniens. Alors que les débats font rage autour de la portée de ces nouvelles mesures, plusieurs enquêtes récentes ont révélé que les partenaires commerciaux de l’Union européenne, à commencer par les États-Unis et le Canada, ont largement influencé les travaux de la Commission dans ce domaine.
Les perturbateurs endocriniens sont des substances chimiques présentes dans de nombreux produits et qui interfèrent avec notre système hormonal. On en trouve dans les aliments, emballages, produits de nettoyage, cosmétiques, mobilier, etc. Le lien entre l’exposition à ces substances et un grand nombre de pathologies telles que des cancers, le diabète, l’obésité, l’infertilité ou des problèmes de développement du cerveau a été établi. Le coût estimé pour la société serait de 160 milliards d’euros de dépenses de santé additionnelles chaque année au sein de l’UE. De l’avis de la communauté des experts, la meilleure réponse pour enrayer ce phénomène serait de prévenir l’exposition à ces substances au moyen d’une réglementation renforcée.
Vers une législation européenne ?
En 2009, le parlement européen a voté un nouveau règlement sur les pesticides dans lequel il prévoit d’exclure du marché les produits identifiés comme des perturbateurs endocriniens, sauf quand l’exposition est considérée comme négligeable. Pour mettre en application ce texte, il appartenait à la Commission européenne de formuler des propositions visant à définir des critères d’identification de ces perturbateurs endocriniens avant fin 2013. Faute d’être passée à l’action, la Commission a déjà été condamnée en décembre 2015 par la Cour de Justice de l’Union européenne.
Il faut dire que le parcours a été semé d’embûches. Début 2013, une première proposition de définition avait été émise par la Direction générale de l’environnement de la Commission, alors chef de file sur le dossier. Fortement décriée par les industriels, cette proposition avait été abandonnée à l’été 2013 et la DG environnement dessaisie du dossier. Ce n’est ensuite qu’en juin 2016 qu’une autre proposition a été mise sur la table, beaucoup moins ambitieuse. Elle introduit une nouvelle méthode d’évaluation du risque des perturbateurs endocriniens au cas par cas, après leur mise sur le marché et des dérogations fondées sur un « risque négligeable suite à l’exposition » plutôt que sur une « exposition négligeable », ouvrant ainsi une faille importante dans le dispositif.
Une enquête du Monde, publiée fin novembre révélait que la Direction générale de la santé et de la sécurité alimentaire envisageait déjà en septembre 2012 de ne pas respecter les consignes du Parlement en matière d’évaluation des produits et d’essayer de peser sur l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Ainsi, les conclusions rendues par cette institution en mars 2013, et sur lesquelles s’appuie largement la proposition de la Commission européenne, auraient été définies avant même d’avoir démarré ses travaux, à la fin de l’année 2012. Le Monde indique par ailleurs que l’EFSA aurait délibérément décidé de ne pas tenir compte d’un rapport conjoint de l’Organisation mondiale de la santé et du Programme des Nations Unies pour l’Environnement publié en avril 2013 qui préconisait de traiter les perturbateurs comme une « menace mondiale à laquelle il faut apporter une solution ». L’enquête s’intéresse par ailleurs aux démarches menées par le secteur privé auprès de la Commission visant à faire croire à un climat de controverse scientifique sur le sujet. Une véritable entreprise de « fabrique du doute », dénoncée dans une tribune publiée le même jour que l’enquête par une centaine de chercheurs. Selon eux, cette « déformation des preuves scientifiques par des acteurs financés par l’industrie » ressemble fort à ce qui a pu se pratiquer dans le secteur du tabac ou sur le changement climatique.
Les producteurs de pesticides à l’offensive
La proposition de la Commission est encore loin d’être adoptée. Dans une lettre adressée au Commissaire à la Santé Vytenis Andriukaitis en septembre 2016, le Président de la Commission environnement du Parlement européen s’inquiète de voir la Commission outrepasser ses compétences en proposant des actes légaux qui modifient des « éléments essentiels » du règlement initial adopté par le parlement. Une mise en garde confirmée par la France, la Suède et le Danemark, dans une note de décembre 2016. Quant à la dernière proposition étudiée le 21 décembre, elle avait encore été affaiblie par des propositions portées par la Hongrie et l’Allemagne. Ces deux pays suggèrent ainsi des exemptions supplémentaires pour les pesticides conçus à dessein comme des perturbateurs endocriniens pour agir sur la mue ou la croissance de nuisibles (insectes ou plantes), à la demande des principaux producteurs de pesticides tels que BASF, Bayer ou Syngenta. N’ayant pas reçu le soutien des 28 et en particulier de la France, de la Suède, du Danemark, de la Finlande et des Pays Bas, elle n’a pu être adoptée.
Une course contre la montre est désormais engagée. En effet, la Commission européenne a reconnu que sa décision de réduire la portée des règles de protection envisagées contre les perturbateurs endocriniens avait été influencée par des pressions exercées par les partenaires commerciaux de l’Union européenne avec lesquels elle est en négociation. En jeu pour ces pays : la possibilité d’exporter en direction du marché européen des aliments et des produits alors que leurs normes de protection seraient plus faibles. Dans une note interne d’août 2015, la Commission mentionne ainsi des « attaques agressives et bien orchestrées » de la part des États-Unis, du Canada et d’autres pays. Faisant valoir que cette mesure constitue une barrière au commerce, les contestations de ces pays laissent clairement entrevoir des risques de poursuites commerciales.
Pressions des Etats-Unis et du Canada
Toujours selon l’enquête du Monde, des pressions auraient été en réalité exercées par les États-Unis dès la fin du mois de juin 2013 au sein de l’organisation mondiale du commerce (OMC) dans le comité qui travaille sur les obstacles techniques au commerce, encouragées par le lobby américain de l’industrie des pesticides (CropLife America). Le Canada a rejoint ensuite avec d’autres pays les États-Unis dans cette bataille contre une approche trop protectrice de la part de l’UE. Depuis mars 2015, Ottawa n’a pas cessé à son tour de contester cette approche dans l’ensemble des réunions de l’OMC.
En juillet 2016, un mois après la publication des nouveaux critères, la Commission européenne a officiellement reconnu devant les ambassadeurs de pays partenaires concernés (Canada, États-Unis, Argentine, Brésil et Uruguay) qu’elle n’avait pas le mandat de dévier de l’approche définie dans le règlement pesticides à partir du principe de précaution. Mais elle a voulu rassurer en montrant que les exceptions introduites dans la proposition avaient pour objet de « répondre aux inquiétudes exprimées par les ambassadeurs ».
Si la simple perspective de conclure des accords de commerce avec le Canada ou les États-Unis a poussé la Commission à affaiblir la portée de ses propositions en vue de se montrer conciliante à leur égard, sera t-il possible d’adopter définitivement des règles efficaces et contraignantes après la ratification de tels accords ?
C’est la question posée par 35 ONG aux eurodéputés de la Commission environnement, qui étaient appelés à se prononcer sur l’accord entre l’Union européenne et le Canada le 12 janvier, en amont du vote en plénière mi-février. En effet, l’entrée en vigueur du CETA pourrait fragiliser encore la position de l’UE et l’obliger à prioriser les intérêts commerciaux sur la protection de la santé publique et de l’environnement. Les signataires de la lettre craignent que les dispositions de l’accord relatives aux barrières techniques au commerce (chapitre 4), aux mesures sanitaires et phytosanitaires (chapitre 5) et à la coopération réglementaire (chapitre 21) conduisent à renforcer l’influence du Canada sur le processus de décision européen dans le domaine des perturbateurs endocriniens comme dans bien d’autres. L’accord donnerait en outre de nouveaux instruments au Canada ou aux entreprises basées au Canada, telles que Monsanto, pour contester directement les réglementations européennes ou des États membres en la matière.
L’enjeu : un standard européen de protection des citoyens
Cette action de l’Union européenne contre les perturbateurs endocriniens est d’autant plus importante qu’elle serait la première à définir légalement ces substances. Par cette réglementation inédite, elle a donc la possibilité de définir un nouveau standard de protection des citoyens qui pourrait s’imposer au reste du monde. Mais qu’adviendra-t-il des mesures européennes en cours de discussion sur les perturbateurs endocriniens si le CETA était ratifié par le Parlement européen en février pour une entrée en vigueur provisoire le 1er mars ?
Si rien n’est écrit d’avance, les révélations sur les pressions transatlantiques à l’égard de ces mesures laissent craindre le pire. Elles illustrent en tout cas bien à quel point les négociations commerciales actuelles contribuent à saper les efforts déployés pour faire progresser les règles environnementales et sanitaires. Consultés sur la ratification du CETA, les eurodéputés de la Commission environnement avaient aujourd’hui la possibilité d’exiger un changement d’approche complet. En donnant leur feu vert au texte, ils renoncent à soumettre la politique commerciale européenne au respect de l’environnement, aux impératifs de la lutte contre le changement climatique et à la promotion des droits humains.