Texte tiré d’une tribune initialement publiée dans "Le Monde", le 18 mars 2021.
Les travailleurs de la deuxième ligne regroupent entre 3 et 5 millions de travailleurs (non soignants) qui, du fait de leur profession, ont été exposés au Covid-19 et ne perçoivent que de (très) faibles rémunérations mensuelles. On y retrouve des métiers plutôt masculins (chauffeurs et secteur du bâtiment par exemple) et des métiers largement féminisés (salariées de la vente, de la propreté, de l’aide à domicile notamment). Si un large consensus se dégage pour souligner la nécessaire revalorisation symbolique et financière de ces emplois, la seule modalité connue à ce jour, l’attribution d’une prime*[lien actu], fait ressortir des difficultés structurelles profondes, tout particulièrement pour la partie « féminine » des postes concernés. Que signifierait en effet cette prime éventuelle pour elles ? Trois questions apparemment simples ouvrent sur des enjeux bien plus larges : qui paye ? combien vont-elles toucher ? comment la prime revalorise-t-elle les métiers ?
La proposition présentée par le premier ministre consiste à exonérer de cotisations et d’impôts sur le revenu, une prime de 1000 euros (voire plus par accord collectif de branche) que les employeurs pourraient verser à une cible de salariés à « bas salaires ». Or aides à domicile et agents d’entretien ont bien souvent comme point commun de ne pas avoir un « employeur normal » en face d’elles. Non seulement le multi-emploi y est fréquent (plus du tiers des salariés de la branche de la propreté par exemple), mais surtout la « fonction employeur » est éclatée entre un lien de subordination en droit (l’entreprise ou l’association prestataire qui établit la fiche de paye) et un lien de subordination de facto (le donneur d’ordre externalisant l’entretien de ses locaux, le Conseil Départemental régulant les tarifs des interventions à domicile, diverses collectivités territoriales et autres commanditaires publics, ….). Dépendantes de leurs donneurs d’ordres qui tirent les tarifs vers le bas, les prestataires vont se retrouver une fois de plus, à regretter de ne pas pouvoir donner aux salariées ce qui leur revient… Ce discours n’est pas uniquement rhétorique, il souligne surtout l’hypocrisie de certains donneurs d’ordre et typiquement des pouvoirs publics qui invitent des employeurs à traiter leurs salariés selon des règles dont ils se sont affranchis en externalisant ces fonctions ou en refusant de les financer dignement, aussi bien en imposant des prix trop restrictifs en tant que commanditaires qu’en fixant des tarifs au-dessous du coût des services d’aides à domicile.
La prime de 1000€ fait ensuite implicitement référence – magie des chiffres ronds – à des emplois à temps plein. Or à nouveau aides à domicile et agents d’entretiens (que rejoignent cette fois les salariées du commerce) ne sont rémunérées qu’à temps partiel (environ 25 à 27 heures hebdomadaires en moyenne). On sait parfaitement que cette durée partielle renvoie d’abord à des décomptes très restrictifs de ce qu’est le travail : on oublie les temps de préparation, une partie des temps de déplacements, les temps perdus entre plusieurs postes au cours d’une journée fragmentée, les temps de récupération, de communication, d’échanges ou de formation… Au total à temps partiel, ces métiers usent les corps et les esprits, à temps plein. La prime de « 1000 euros » pourrait bien réduire d’au moins un tiers.
Enfin, la prime… est une prime et non une revalorisation des métiers. Elle peut, et c’est une bonne chose, indemniser la pénibilité très spécifique liée au travail durant le confinement. Est-on sûr d’ailleurs que le premier ministre a bien prévu de provisionner les primes à verser pour ses propres agents, ceux qui par exemple dans les établissements d’enseignement ont porté des responsabilités exorbitantes pour éviter très concrètement la propagation de la pandémie ?
Mais, outre le fait qu’une prime a toujours des effets délétères sur les collectifs de travail, elle ne résout rien au problème de fond : ces emplois ne sont pas reconnus financièrement et symboliquement à la hauteur de ce qu’ils impliquent comme travail et de ce qu’ils apportent à la société.
Les pistes d’améliorations tiennent à la réduction des formes d’externalisation, à la reconnaissance des qualifications mises en œuvre, d’une meilleure régulation des conditions de travail. Mais pour agir vite et en profondeur, il faudrait commencer par repenser le décompte des temps de travail : quand un métier affiche une durée moyenne inférieure de 20% à celle des autres professions tout en connaissant plus d’accidents et de maladies professionnelles, de difficultés à se maintenir en emploi passé 55 ans, c’est qu’il y a un problème évident.
Pour faire en sorte que tout ce que le travail « consomme » soit rémunéré, au-delà du travail direct de production, tout ce qui va autour et qui rend le travail possible : déplacement d’une mission ou d’une intervention à une autre, vestiaire, préparation, temps de communication et temps collectif, récupération…. Toute prise de poste (toute intervention dans l’Aide à domicile, toute arrivée sur un chantier dans le nettoyage commercial) impliquerait une durée rémunérée forfaitaire de 15 ou 20mn. Ce serait dans le même temps un moyen de réduire la parcellisation des activités. Une autre façon d’intervenir serait de partir de ce que la CCN de la propreté a déjà acté : toute intervention de moins d’une heure est payée une heure… sauf que c’est sur des plages de 3h voir 4h qu’il faut aller, comme on l’observe dans d’autres conventions collectives.
La crise sanitaire a révélé la maltraitance structurelle de ces métiers et de celles qui les occupent. Une prime exceptionnelle et conçue sur des critères inadaptés à ces emplois ne peut être une réponse socialement acceptable.
François-Xavier Devetter (économiste, Université de Lille, Clersé, IMT Lille-Douai) et Julie Valentin (économiste, Université de Paris 1, CES), auteurs de "2 millions de travailleurs et des poussières" (Institut Veblen et les Petits matins, 2021).