Après une première série de mesures d’urgence plutôt sous-dimensionnées annoncées au courant des mois de mars et d’avril [1], la Commission européenne a présenté, le 27 mai 2020, les contours de son plan de relance destiné à promouvoir des investissements et des réformes focalisés sur trois grandes priorités : le Green Deal européen, la numérisation et la « résilience ».
Sur le plan du financement, la Commission européenne propose de :
- Débloquer immédiatement des fonds pour 2020 dans le cadre financier pluriannuel actuel 2014-2020 (11,5 Mds €) ;
- Réviser le budget communautaire pour la période 2021-2027 ;
- Effectuer un emprunt européen de 750 milliards d’euros (initiative « Next Génération EU ») pour couvrir des dépenses liées à la crise entre 2021 et 2024. Sur cet emprunt, 190 Mds € renforceront l’action de l’UE elle-même tandis que 560 Mds seront consacrés à aider les Etats-membres à gérer la crise.
L’aide apportée aux Etats via l’emprunt prendra la forme des dotations (310 Mds €) et des prêts accessibles aux Etats (250Mds €) ; dans ce dernier cas il s’agit de mutualiser seulement les taux d’intérêts, c’est-à-dire de faire bénéficier aux Etats dont la situation est la plus dégradée de meilleures conditions d’endettement.
1) Une réponse bienvenue à l’échelle européenne
Ce plan est bienvenu dans la mesure où il propose de dépasser les blocages actuels de l’UE pour développer une réponse coordonnée et solidaire.
Une mutualisation de la dette à l’échelle européenne
La Commission s’appuie sur la proposition franco-allemande et offre de mutualiser un emprunt de 750 milliards d’euros à l’échelle européenne et d’en redistribuer une partie importante sous forme de subventions aux Etats membres. Si cette proposition est validée par le Conseil, ce serait un pas important pour surmonter les blocages qui sapent la construction européenne.
Allocation des fonds au sein de l’UE : le principe de solidarité européenne affirmé
Si les financements seront accessibles à tous les États membres de l’UE, les zones les plus impactées par la crise seront désignées prioritaires : c’est l’expression de solidarité européenne qui fait écho à la proposition franco-allemande mais aussi aux principes du programme d’achats d’actifs de la BCE : aider les régions les plus touchées par la crise.
2) Un degré d’ambition écologique encore incertain
Plusieurs points essentiels du plan restent à éclaircir.
Compatibilité avec le Green Deal ?
La Commission européenne affirme vouloir conserver le cap tracé par le Green Deal et annonce explicitement que les investissements publics dans la relance devraient respecter le serment vert de « ne pas nuire » par rapport aux objectifs climatiques et environnementaux fixés dans le Green Deal. Mais beaucoup d’éléments restent à préciser pour s’assurer que les 1 850 milliards d’euros soient réellement mis au service de la transition écologique et sociale. En la matière, l’engagement réaffirmé de mobiliser 25% du budget de l’Union vers des investissements climatiques pourrait ne pas suffire, si la part restante continue de soutenir un modèle économique insoutenable. Quant aux instruments de relance qui ne relèvent pas du budget européen - c’est à dire l’essentiel des 750 milliards d’euros empruntés - il n’y a pour l’instant aucun objectif précis de ciblage vert.
En effet, la multiplicité des objectifs du plan de relance et l’absence d’annonces fortes sur la dimension écologique font craindre un manque d’ambition. La communication aborde ainsi de très nombreux sujets (compétences et formation, éducation numérique, matières premières stratégiques, économie circulaire, démocratie, finance durable, hydrogène propre, biodiversité, forets, alimentation, cybersécurité, droits de victimes, sécurité, industrie, pharmaceutique, migration et asile, éducation et santé des enfants…). Et si les subventions liées à l’emprunt servent à financer les mesures actuelles prises par les Etats membres, notamment en soutien aux secteurs aérien ou automobile, le risque est grand de reproduire les erreurs de 2008.
Des conditionnalités économiques plus qu’écologiques ?
En outre, le contrôle politique exercé par l’Union sur l’utilisation des fonds accordés aux Etats membres à travers la nouvelle facilité de relance et de résilience (dotée d’un budget de 560 milliards d’euros) risque de se traduire par une forme de conditionnalité plus économique qu’écologique. Faute d’avoir fondamentalement refondé le mécanisme du semestre européen pour mettre les objectifs écologiques et sociaux au cœur du dispositif et revisité le volet économique, le logiciel européen reste encore très proche de celui qui a imposé dans le passé aux pays membres des réformes structurelles (consolidation budgétaire, compétitivité, flexibilisation du marché du travail, privatisations, etc.).
3) Des moyens d’action qui restent limités
Une enveloppe totale trop restreinte
Le montant total de l’enveloppe est certes conséquent mais les besoins à couvrir le sont aussi. La crise sanitaire et économique qui a frappé l’Union européenne de plein fouet ajoute des besoins de financement additionnels à ceux déjà identifiés dans le cadre du Green Deal. Or le plan de financement du Green Deal annoncé au début de l’année apparaissait déjà insuffisant pour atteindre les objectifs ambitieux affichés. Les nouveaux montants annoncés, malgré leur taille, risquent de ne pas permettre de combler ces insuffisances et de couvrir l’ensemble des nouveaux besoins.
Selon les nouvelles estimations [2] de la Commission européenne, l’ensemble des besoins d’investissements (publics et privés) pour couvrir les pertes de capitaux propres des entreprises, le déficit d’investissement privé et les besoins d’investissements structurels dans le Green Deal et la transition numérique et les investissements dans les infrastructures sociales s’élèveraient au total à 5 400 milliards d’euros en 2020 et 2021, dont 1 700 milliards d’euros sont dus à l’impact supplémentaire de la crise, soit un montant de 16,6% du PIB par an sur deux ans. Ces montants-là incluent toutefois des mesures indiscriminées de sauvetage et de soutien à l’investissement privé, visant l’ensemble des entreprises, tous secteurs d’activités confondus. Si la Commission suit son engagement de serment vert de ne pas nuire au climat, elle devrait néanmoins assumer une forme de déclin des activités et des secteurs les plus polluants et se contenter d’accompagner les acteurs concernés vers une reconversion.
Outre l’écart entre les besoins identifiés et les moyens, certaines de ces estimations apparaissent très optimistes. Les montants correspondant aux investissements sectoriels nécessaires dans le Green Deal (470 milliards d’euros par an, soit 2,9% du PIB environ) semblent par exemple inférieurs à ceux cités précédemment dans d’autres documents de la Commission européenne. Rappelons que dès 2016, le « Scénario de référence [3] » de la Commission indiquait que l’UE ne pourrait pas atteindre ses objectifs climatiques sans promouvoir des investissements à hauteur de 6% du PIB par an, au début des années 2020. Depuis lors, l’UE a accumulé du retard alors même qu’elle a revu à la hausse certains de ses objectifs climatiques ; ce qui a contribué à accroître encore le niveau de déficit d’investissement.
Au moment du relèvement de l’objectif de réduction de la consommation d’énergie primaire de 30% à 40%, les études d’impact de la Commission avaient même estimé à 1 565 milliards d’euros par an, soit 8% du Pib européen [4]. C’est bien plus que l’effort indiqué par la Commission dans le Green Deal et les documents qui accompagnent le plan de relance. A titre d’exemple, les besoins d’investissement annuels dans les transports s’élevaient, dans les estimations précédentes, à 705 Mds par an et non 120 Mds€ désormais affichés.
De surcroît, ces estimations ne tiennent toujours pas compte du rehaussement annoncé de l’objectif de réduction des émissions à -50 voire -55% d’ici 2030.
Un pari risqué sur les co-financements privés
Selon la Commission, le succès de son plan dépend fortement de son effet de levier, c’est-à-dire de sa capacité à encourager des financements privés à partir des fonds publics engagés. Dans la communication relative au budget consacré au plan de relance [5], la Commission indique ainsi qu’avec le montant total de l’emprunt européen et des mesures d’urgences déjà adoptées, le paquet total s’élève à 1290 milliards d’euros. Selon elle, « en appliquant des estimations prudentes de l’effet de levier du cadre financier pluriannuel et du fond Next Generation EU, l’investissement total qui pourrait être généré par ce paquet de mesures s’élève à 3 100 milliards d’euros ». Elle reconnait cependant elle-même que ces hypothèses pourraient s’avérer optimistes en raison des incertitudes qui planent sur la situation économique actuelle.
Plusieurs instruments clés du plan reposent sur un mode d’intervention qui suppose une capacité élevée d’effet de levier.
- Solvency support facility. Ce nouvel instrument visant faciliter la mobilisation de ressources privées pour apporter un soutien urgent aux entreprises européennes, normalement en bonne santé mais qui font face à problèmes urgents de liquidité et de solvabilité. Doté de 5 milliards en 2020 issus du cadre financier actuel et de 26 milliards issus de l’emprunt, il doit permettre de fournir une garantie d’environ 75 milliards d’euros à la Banque européenne d’investissement, pour susciter des investissements à hauteur de 300 milliards d’euros.
- Invest EU. La Commission propose d’augmenter les dotations du fonds InvestEU à un niveau de 15,3 milliards d’euros et compte sur des investissements supplémentaires de plus de 240 milliards d’euros avec un focus sur les priorités politiques à moyen et long terme de l’Union, en particulier le ’Green Deal’ européen et la numérisation.
- New strategic invest facility. Cette facilité d’investissement sera une branche supplémentaire dans le cadre d’InvestEU visant à soutenir des projets contribuant à la mise en place de chaînes de valeur solides et résistantes en particulier dans les secteurs clés pour le numérique et la transition écologique et au renforcement de l’autonomie du marché unique de l’Union (notamment dans le secteur des principes actifs pharmaceutiques et des matières premières). Dotée de 15 milliards d’euros provenant de l’initiative ’Next Generation EU’, le nouveau mécanisme offrirait une garantie budgétaire de l’UE de 31,5 milliards d’euros et pourrait générer des investissements allant jusqu’à 150 milliards d’euros.
La mobilisation des financements privés est naturellement utile lorsqu’elle concourt à la réalisation des objectifs du Green Deal. Mais dans le contexte où la régulation financière ne fournit pas les incitations suffisantes pour aligner la finance privée sur les objectifs climatiques, cette dépendance quasi-totale vis-à-vis des investisseurs privés pose deux problèmes fondamentaux :
- Elle oriente l’action publique vers les domaines où l’investissement créé le plus facilement les conditions de son remboursement, c’est-à-dire ceux dans lesquels un « coup de pouce » suffira pour générer des effets levier puissants. Se faisant, l’action publique se révèle bien incapable de traiter efficacement les enjeux plus difficiles : protection de la biodiversité, conversion agricole et alimentaire, transports ferroviaires et d’autres secteurs où un simple « coup de pouce » ne suffit pas, notamment le déploiement de mesures sociales pour accompagner les politiques climatiques, etc.
- Elle induit aussi un risque de « greenwashing » puisqu’elle soumet la performance environnementale à l’exigence de rentabilité à court terme.
L’exemple du plan de rénovation envisagé par la Commission européenne et qui a fuité dans un document publié par le site d’information Euractiv [6] est à ce titre illustratif. La Commission espère qu’à l’aide d’une dotation initiale de 25 Mds € et de 65 Mds € en garanties de prêt, le projet mobilisera des co-financements privés pour atteindre un volume de 350 Mds € investissements par an. La dotation initiale viendra d’un fléchage des budgets existants, qu’il s’agisse du programme communautaire LIFE (géré directement par l’UE) ou des fonds structurels (gérés par les Etats). Pour mobiliser des fonds supplémentaires, la seule hypothèse retenue est d’augmenter la contribution des Etats.
L’effet levier paraît néanmoins possible étant donné que la rénovation des bâtiments est en théorie une activité rentable à terme, chaque projet possédant son calcul du taux de rendement interne. La dotation initiale de 25 Mds € représente une bonification pour reconnaître les bénéfices sociaux des projets dont le profil rentabilité-risque est moins attractif pour les investisseurs privés.
Cependant, cette rentabilité est souvent étalée sur des périodes très longues, allant jusqu’à 40-50 ans. La mobilisation des co-financements privés, censés être très majoritaires selon le plan, devrait faciliter l’implication privilégiée des investisseurs à long-terme comme les compagnies d’assurance ou les banques publiques de développement. Or la régulation européenne ne prévoit rien pour encourager l’investissement à long-terme, au contraire : les compagnies d’assurance subissent des règles prudentielles et comptables (normes IRSR) qui incitent à détenir des actifs aussi liquides que possible au lieu de bloquer l’argent dans des investissements à long terme. Quant aux banques de développement, elles ne bénéficient d’aucun refinancement préférentiel de la part de la BCE pour compenser les risques supplémentaires liés aux actifs bloqués pour des périodes aussi longues.
En somme, dans un système réglementaire européen globalement court-termiste, la Commission tente de recréer des conditions favorables au long-terme à l’aide de techniques financières – agrégation des projets dans des classes d’actifs pour mutualiser les risques et intéresser les investisseurs – et d’une bonification payée in fine par les contribuables.
5) Secteurs ciblés dans le volet vert du plan de relance
Le document fuité mentionné plus haut détaillait les mesures envisagées par la Commission pour le projet de volet relance verte du plan de réponse à la crise. Mais il ne fait toutefois pas partie des premiers éléments présentés officiellement par la Commission. Ce document définissait des secteurs prioritaires tels que la rénovation des bâtiments, les énergies renouvelables et l’hydrogène, la voiture électrique ou le rail. Si les secteurs retenus semblent pertinents, l’allocation envisagée des moyens témoignait de plusieurs choix contestables.
Rénovation des bâtiments
La Commission prévoyait ainsi de renforcer la « vague de rénovation », déjà annoncée dans le cadre du Green deal, afin d’accélérer le rythme et le degré de rénovations prévus, notamment dans le parc public avec un Mécanisme européen de financement de la rénovation. La première phase devait être consacrée aux bâtiments publics et les logements sociaux. Pour le parc privé, le plan attendait un effet levier similaire, avec quelques 50 Mds € de prêts « verts » mobilisés grâce aux 5 Mds de garanties bancaires fléchés au sein du fonds InvestEU. Dans les annonces du paquet de relance, ce sont finalement 10 milliards de garanties pour la rénovation des bâtiments qui ont été annoncés.
Energies renouvelables
La Commission annonçait vouloir sauver un marché des énergie renouvelables en berne cette année dans le sillage de la crise. Pour compenser la baisse des appels d’offres observée au niveau des Etats membres, elle proposait ainsi un système d’appel d’offres communautaire pour financer des projets d’électricité issues des sources renouvelables, pour générer une production globale 15 GW (soit 25% du marché) sur deux ans. Cet effort représenterait un investissement total de 25 milliards d’euros et un soutien aux projets nationaux avec 10 milliards d’euros sur deux ans, grâce à un cofinancement de la Banque européenne d’investissement (BEI).
La filière hydrogène
La Commission compte également investir lourdement dans la décarbonisation et le développement de la production d’hydrogène. Les mesures envisagées étaient les suivantes :
- Un doublement des montants alloués à la recherche et l’innovation (portant le montant à 13 milliards d’euros) ;
- 10 milliards d’euros supplémentaires sur dix ans, pour cofinancer de grands projets complexes ;
- Un fonds de 10 milliards d’euros par an, géré par la BEI et un dispositif similaire aux systèmes d’appel d’offres pour l’énergie renouvelable permettant de combler l’écart de coût entre l’hydrogène issu du gaz naturel et l’hydrogène décarbonisé.
Mobilité « propre »
Le volet mobilité propre faisait la part belle au secteur automobile, avec notamment :
- Un mécanisme de financement des primes à l’achat de véhicules propres de 20 milliards d’euros au cours des deux prochaines années, incluant les véhicules à moteur thermiques les moins émetteurs ;
- Un fonds d’investissement (de 40 à 60 milliards) pour les véhicules propres,
- Le doublement des investissements de l’UE dans les infrastructures de recharge des voitures électriques. C’est finalement un objectif d’un million de bornes de recharge pour les véhicules électriques qui a été annoncé.
- Des exonérations de TVA pour les « voitures à émissions zéro » (cette expression apparaît d’ailleurs en soi problématique ; du point de vue d’une analyse de cycle de vie des « voitures à émissions zéro » n’existent pas)
Une occasion manquée pour développer le ferroviaire. La Commission déclarait certes que « l’Europe a besoin d’une renaissance du rail », mais le montant dédié à ce secteur (40 Mds d’euros) mentionnait essentiellement des fonds déjà prévus (le programme Connecting Europe Facility (CEF) et des fonds de cohésion) auxquels la Commission espère ajouter des co-financements non spécifiés. L’enveloppe financière globale serait ainsi moindre que celle consacrée au secteur automobile, alors que le train souffre déjà d’une concurrence déloyale face à un secteur automobile bien plus émetteur des CO2 et à l’origine d’autres externalités négatives.
Ce montant serait concentré sur les principaux corridors où les passagers et le fret peuvent passer au rail ainsi qu’un soutien financier pour la conversion du matériel roulant et le retour des services de trains de nuit en Europe. C’est donc un programme de travail tout à fait comparable avec celui de la période précédente du CEF, avec des montants eux-aussi comparables[[The Connecting Europe Facility. Investing in European networks, Innovation and Networks Executive Agency, juin 2019.
On constate la même différence au niveau des changement réglementaires proposés : là où les constructeurs automobiles européens pourraient bénéficier des taux de TVA réduits pour les « voitures à zéro émissions », les investisseurs dans le ferroviaire se verraient proposer des procédures administratives simplifiées, et les voyageurs un outil simplifié d’achat en ligne des billets de train internationaux.
Les programmes de mobilité urbaine, tels que les infrastructures cyclables pourraient, être financés à travers les programmes de financement régionaux. C’était le point mineur du plan fuité.
Agriculture
Dans ce secteur, le plan se focalise beaucoup sur des solutions technologiques – accès au numérique dans les zones rurales, investissements dans l’agriculture de précision – mais aussi dans les puits de carbone et le développement de carburants et de gaz à partir de la biomasse. Dans chaque domaine, document chiffrait les besoins d’investissements sans évoquer les investissements eux-mêmes. Surtout, comme dans le Green Deal, le document ne présente aucun changement de cap du modèle agricole européen (voir section 5).
L’économie circulaire
L’économie circulaire figure en haut de l’agenda industriel de l’UE et le projet de plan de relance vert y insiste longuement, sans introduire de mesures concrètes au-delà de celles déjà annoncées dans le cadre du Green Deal et dans le plan d’action sur l’économie circulaire présenté en mars 2020.