Chronique publiée dans Alterecoplus le 23/06/2016
Alors que Bruxelles est suspendue à la décision du peuple britannique sur le sort du Royaume-Uni au sein des Vingt-Huit, un autre débat déterminant pour le futur l’Union anime les pays membres.
Agacé par les critiques des capitales européennes et en particulier du gouvernement français sur la politique commerciale européenne, Jean Claude Juncker avait annoncé qu’il demanderait aux chefs d’Etats, lors de leur sommet du 28 et 29 juin, de reconfirmer le mandat de négociations du partenariat transatlantique de commerce et d’investissement (TTIP en anglais) entre les Etats-Unis et l’Union, unanimement délivré à la Commission en juin 2013. « Nous devons nous assurer que nous allons tous dans la même direction », précisait un porte-parole de la Commission à l’annonce de ce débat. Mais selon le site spécialisé EU Trade Insights, une majorité de gouvernements aurait refusé cette semaine que le sujet soit inscrit à l’ordre du jour et demandé une discussion ultérieure plus large sur la politique commerciale européenne.
Une prise de distance opportuniste ?
Pourquoi les pays membres refusent-ils de clarifier leur position sur le TTIP ? Quelle est la position défendue par la France à Bruxelles ? Les charges récentes de François Hollande à l’encontre du TTIP sont d’autant moins bien comprises par les responsables européens qu’il était déjà aux affaires au moment du lancement des négociations. La prise de distance actuelle est donc qualifiée par certains d’opportuniste. Elle viserait à donner des gages à sa gauche ainsi qu’à tous ceux qui, y compris à sa droite, s’élèvent contre ce projet, sans pour autant exiger l’arrêt des négociations.
Force est de constater que la mobilisation contre ce projet progresse dans de nombreux pays et gagne des cercles traditionnellement acquis au libre-échange. La FNSEA a appelé début mai à la suspension des négociations. Deux enquêtes récentes ont mis en lumière les préoccupations des PME allemandes et britanniques pour lesquelles les accords en préparation risquent de se traduire par une concurrence accrue sur leurs activités et bénéficieront principalement aux grands groupes. Une crainte partagée par l’économiste Pierre Defraigne, ancien fonctionnaire européen et directeur de cabinet du commissaire européen au Commerce, Pascal Lamy, de 1999 à 2004. Selon lui, non seulement les divergences déjà problématiques entre le noyau et la périphérie de l’euro-zone se trouveront renforcées, ainsi que les écarts entre les grandes firmes américaines et les PME, mais c’est le destin politique de l’Europe tout entier qui se joue également dans ce projet : « Le TTIP relève du désarroi du Conseil européen devant les transformations du monde. Car face au basculement du monde vers l’Est, l’UE-28 opte non pas pour renforcer l’Europe mais pour aliéner doublement sa souveraineté : d’une part, en invitant les États-Unis à entrer dans une corégulation de son marché intérieur ; d’autre part, en leur servant de point d’appui dans une stratégie hasardeuse d’endiguement (containment) de la Chine. »
TTIP leaks
L’opacité des négociations ne facilite pas la tenue d’un débat constructif et exigeant sur le contenu de la politique commerciale et les grands choix auxquels l’Union est confrontée. D’autant que les informations secrètes divulguées par l’ONG Greenpeace ont confirmé le conflit d’approches entre les Etats Unis et l’Union européenne sur toute une série de sujets et les dangers d’un marchandage sur les normes de protection des consommateurs, des travailleurs et de l’environnement. En réponse à ce « TTIP Leak », le président français affirmait le 3 mai 2016, lors du colloque « La gauche et le pouvoir » : « A ce stade, la France dit non dans l’étape que nous connaissons des négociations commerciales internationales. Nous sommes pour les échanges, mais pas le libre-échange sans règle. » Et de préciser : « Nous avons posé des principes dans le cadre de négociations commerciales internationales, je pense aux normes sanitaires, alimentaires, sociales, culturelles, environnementales, jamais nous n’accepterons la mise en cause des principes essentiels pour notre agriculture, notre culture, pour la réciprocité, pour l’accès aux marchés publics. »
L’invitation de Jean-Claude Juncker à rediscuter du mandat de négociation lors du sommet des chefs d’Etats de l’Union constituait donc pour François Hollande une opportunité unique pour partager ces inquiétudes avec ses homologues et suspendre les négociations afin de redéfinir sur de nouvelles bases un mandat conforme aux engagements affichés par la France. Nombreuses sont les pistes de réformes évoquées par les parties prenantes concernées : abandon des mécanismes de règlement des différends entre investisseurs et Etats et de coopération réglementaire ; retour à la méthode de liste positive pour mentionner explicitement les services qui seront ouverts à la concurrence ; définition plus claire des services publics protégés ; préservation du droit des Etats à réguler en matière sociale, environnementale et économique ; exclusion du secteur agricole ; définition d’une véritable exception culturelle pour l’ensemble des activités culturelles au-delà de l’audiovisuel ; ou intégration d’une clause de sauvegarde beaucoup plus ambitieuse en matière de promotion de la stabilité financière.
CETA : autre traité, autre débat
Le malaise des pays européens s’explique peut-être aussi par l’autre débat que suscite en parallèle, dans les coulisses de l’Union, le lancement de la procédure de ratification de l’autre accord transatlantique, l’AECG (accord économique et commercial global) ou CETA en anglais, conclu entre le Canada et l’Union européenne en septembre 2014. Premier accord de nouvelle génération proposé à adoption, ce texte, inconnu du grand public, contient plusieurs des dispositions controversées du TTIP. Il est qualifié de « vivant » dans la mesure où il instaure ce fameux mécanisme de coopération réglementaire entre les parties qui permettra d’approfondir son contenu après adoption. Il prévoit d’accorder aux investisseurs étrangers issus du Canada, y compris à près de 42 000 multinationales américaines, le privilège de pouvoir porter plainte contre l’Union ou les Etats membres devant un tribunal d’arbitrage quand ils s’estiment lésés par des décisions de politique publique. Et, fait invraisemblable, les Vingt-Huit et la Commission ne sont pas d’accord sur la procédure de ratification de ce texte, qui doit pourtant démarrer juste après l’été.
La Commission, soutenue par l’Italie, voudrait que le texte soit considéré comme relevant uniquement des compétences communautaires afin de pouvoir le faire ratifier par le Conseil à la majorité qualifiée et le Parlement européen. A contrario, une majorité de gouvernements considère que le vote des parlements nationaux est indispensable. Il revient à la Commission de proposer un scenario tout début juillet. Mais la controverse ne s’arrête pas là. Quelle que soit l’issue de ce conflit, il est d’usage de mettre ces accords en application provisoire avant même la consultation des parlements nationaux. Et surtout, personne ne sait exactement ce qu’il se passerait si l’un des parlements venait à s’opposer au texte. Cela provoquerait-il l’annulation de tout l’accord ou seulement des mesures relevant des compétences nationales ? Pour tirer les choses au clair, les parlements wallon, néerlandais ou hongrois ont appelé leurs gouvernements à refuser l’application provisoire et attendre une ratification effective par les Vingt-Huit. Une demande que le gouvernement français fait mine de ne pas comprendre.
L’absence de consultation des parlements nationaux avant la mise en œuvre de ces accords, dont le contenu pourrait pourtant affecter durablement la capacité de réguler des Etats, risque d’alimenter encore la défiance à l’égard des institutions européennes. Le contexte du référendum sur le Brexit, qui pose en toile de fond la question du contrôle démocratique des politiques menées par Bruxelles, devrait inviter François Hollande et ses pairs à prêter davantage attention aux aspirations des citoyens européens en matière de transparence et de redevabilité politique.
Article initialement publié le 22 juin 2016 et remis à jour