Cela fait longtemps que des économistes nous annoncent un nouveau monde multipolaire monétaire, signant la fin du fameux « privilège exorbitant » du dollar et la diversification progressive des devises internationales. Au moment où l’euro fête ses vingt-cinq ans, rappelons-nous que le thème était à la mode en Europe aussi au début des années 2000, la nouvelle monnaie commune étant pensée également comme une alternative au billet vert dans la mondialisation financière. Ce débat revient aujourd’hui dans un contexte radicalement nouveau, porté par les conflits géopolitiques qui imprègnent de plus en plus l’économie mondiale. Contrairement à l’Europe, la Chine n’est pas un simple concurrent économique mais un adversaire géopolitique des Etats-Unis, défiant la puissance américaine à la fois sur le plan économique, diplomatique et militaire. L’influence chinoise s’est considérablement accrue dans les pays du Sud ces dernières décennies, et l’économie américaine pèse aujourd’hui bien moins qu’elle ne faisait à la fin de la guerre froide. La tension est donc structurelle mais elle s’est encore ravivée avec les sanctions contre la Russie, qui ont rappelé au monde entier que le dollar demeure malgré tout la devise clef mondiale, non seulement comme une réserve de valeur mais aussi dans son rôle de monnaie de règlement des transactions financières et commerciales internationales.
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Les ambitions multipolaires
de Lula contrastent avec l’attitude
de son homologue argentin,
le très controversé Javier Milei
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Depuis, de nombreux pays multiplient les appels pour sortir de la dépendance du dollar. Mais qu’est-il réellement ? C’est la question que nous nous sommes posées dans ce numéro de l’Economie politique. Le « dollar roi » n’est sans doute menacée à court terme : les analyses présentées dans ce numéro montrent au contraire une grande stabilité du système monétaire international, toutes les autres devises traînant loin derrière le « billet vert » dans les différents indicateurs mesurant le poids relatif des devises. A plus long terme, la réponse dépendra sans doute des choix stratégiques de Pékin. Camille Macaire décrit ici comment la Chine œuvre de longue date pour internationaliser sa monnaie et proposer une alternative au système financier mondial, dominé encore par le dollar et les institutions de Bretton Woods. En témoigne par exemple l’ouverture très progressive et prudente de ses marchés financiers, son poids dans les nouvelles banques de développement international ou encore l’utilisation du renminbi dans les transactions commerciales transfrontalières. Mais il s’agit davantage de solidifier sa sphère d’influence que de vouloir réellement remplacer le dollar comme valeur de réserve mondiale – la Chine a accumulé trop de réserves libellées en dollar pour se risquer à des mesures qui pousseraient à la baisse la valeur du billet vert. Et de toute façon, elle n’est pas prête à assumer le rôle du marché mondial des capitaux, préférant garder la main sur ses marchés financiers au lieu de laisser enter les investisseurs étrangers de façon incontrôlée.
Les gagnants et les perdants
Si c’est le cas de la Chine, que dire des autres économies émergentes ? Daniela Magalhães Prates et Luiza Peruffo analysent les velléités monétaires exprimées par certains dirigeants du groupe des « Brics », à l’instant du président brésilien Lula qui se demandait en 2023 pourquoi le bloc n’utilise pas sa propre monnaie au lieu du dollar. La question est ancienne et considérée comme prioritaire dans certaines capitales du monde, mais la Chine mise à part, ces pays ne possèdent pas les moyens de ces ambitions. Au final, les différents projets de monnaie régionale évoqués actuellement au sein des Brics ne peuvent qu’accélérer l’internationalisation du renminbi. Les autres pays doivent s’en douter, ce qui explique que le débat n’avance pas réellement : il est plus facile d’être d’accord sur le diagnostic du problème que sur les solutions à apporter.
On peut aussi comparer l’attitude de Lula à celle de son confrère argentin, le très controversé Président Javier Milei, élu l’année dernière sur fond d’un discours ultra-libéral et confusément « antisystème ». Rappelons que Milei promettait entre autres d’abolir la monnaie nationale – le peso, cette « monnaie de caste » selon son expression, pour dollariser intégralement l’économie du pays. Une promesse un peu folle considérant les coûts d’ajustement économique qu’une telle décision entrainerait, sans pour autant garantir. Cet exemple, discuté par Jean-François Ponsot dans l’article consacré aux à la dollarisation des économies des pays en développement, rappelle qu’avant de rêver de jouer un quelconque rôle international, une monnaie doit d’abord et surtout trouver la confiance dans son propre pays. Or c’est là que le bât blesse dans nombre de pays du pauvre. Et c’est toujours le dollar qui apparaît l’alternative naturelle à la monnaie nationale en perte de confiance.
Ce qui nous ramène à notre propre monnaie, l’euro, qui semble avoir la confiance des Européens mais qui souffrent d’autres problèmes, analysé ici par Cyriac Guillaumin. 25 ans après sa création, force est de constater que la monnaie unique n’est pas parvenue à concurrencer la suprématie du dollar dans le système monétaire international. Pour aller plus loin il faudra d’abord le compléter par l’approfondissement de l’union bancaire, l’union des marchés de capitaux et surtout par la mise en place d’une union budgétaire et fiscale.
Enfin, le dollar roi ne semble pas menacé non plus par toutes ces nouvelles monnaies numériques qui défraient régulièrement les chroniques financières. Comme le montrent Caroline Bozou-Ninou et Elisa Darriet, les cryptomonnaies ou les stablecoins ne sont pas du tout prêtes à assumer le rôle de substituts au dollar, ni dans le rôle de réserve de valeur et dans les règlements des échanges internationaux. Quant aux monnaies numériques déployées ou expérimentées actuellement par les banques centrales, leur usage transfrontalier dépendra d’autres facteurs.