Chronique parue dans Le Monde, le 24 octobre 2020, reprise avec l’autorisation de la rédaction.
Les écologistes doivent-ils rompre avec la critique de la croissance, du productivisme et du capitalisme, pour mener de façon réaliste la « transition écologique » ? En 1972, le rapport du Club de Rome intitulé « Les limites à la croissance » (Rue de l’Echiquier, 2012) – plus connu sous le nom de « rapport Meadows », signé des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology Dennis et Donnella Meadows – prédisait un effondrement de nos sociétés avant la fin du XXIe siècle si des mesures drastiques n’étaient pas prises pour ralentir le rythme de la croissance.
Ces résultats étaient immédiatement et violemment critiqués par un économiste, William Nordhaus, futur récipiendaire, en 2018, du Prix de la Banque de Suède en sciences économiques. Il reprochait notamment aux Meadows de ne pas introduire la notion de prix dans leur modèle : le signal prix permettrait, selon lui, d’organiser la substitution d’une ressource rare à une autre et d’enrayer, grâce au progrès technologique, à la fois le risque de déplétion des ressources naturelles et de pollution. Avec la crise de la fin des années 1970, les travaux des Meadows ont été oubliés et c’est le modèle proposé par Nordhaus qui a été largement adopté, comme le raconte le passionnant ouvrage Les Modèles du futur (La Découverte, 2007).
L’exactitude des projections des Meadows a pourtant été confirmée par un chercheur australien, Graham Turner, qui les a comparées aux données réelles : il met en évidence la validité de la plupart des prévisions de l’équipe du MIT. Quant aux travaux de Nordhaus, ils font, depuis quelques années, l’objet de vives critiques : selon ses contradicteurs, l’économiste aurait minimisé les effets du changement climatique, considérant que celui-ci n’adviendrait que dans un futur très éloigné, et se serait essentiellement intéressé au coût de la transition écologique sans prendre en compte des questions physiques, indiquant par exemple qu’un réchauffement de 6 degrés coûterait 10 points de PIB et que la solution optimale consisterait en un réchauffement de 3,5 °C en 2100…
« La possibilité d’une hécatombe »
Dans un article publié en 2019 sur le site Mint Magazine et traduit en français, l’économiste australien Steve Keen dénonce avec vigueur les travaux de Nordhaus. Il aurait, selon lui, omis d’intégrer dans ses équations une notion déterminante pour les climatologues : celle de point de basculement, qui signifie que les évolutions ne sont pas linéaires et peuvent connaître de brusques changements une fois que certains seuils sont franchis. Il conclut ainsi ses réflexions : « Plutôt que d’“intégrer le changement climatique dans l’analyse économique de long terme”, comme le mentionne son prix Nobel, Nordhaus a emmené l’espèce humaine dans une promenade qui la conduit vers la possibilité d’une hécatombe. Lui emportera son prix Nobel dans sa tombe, mais nous, nous devons nous sortir de cette marche vers la mort, maintenant. Etant donné le niveau irrémédiablement mauvais du travail qu’ont fait les économistes sur les conséquences économiques du changement climatique, cette tâche devrait être laissée entre les mains de climatologues comme Steffen, Lenton et Garrett. On peut au moins leur faire confiance pour comprendre ce qu’est le réchauffement climatique. »
Les questions relatives au changement climatique, et plus généralement aux enjeux écologiques, sont si graves et si nouvelles qu’elles nous obligent à revoir en profondeur une partie de nos connaissances. Y compris en sciences économiques, qui se sont profondément transformées depuis le XIXe siècle en se désencastrant de la Nature et en pensant possible une croissance endogène illimitée autoentretenue. C’est non seulement dans la société, comme le suggère l’économiste hongrois Karl Polanyi (1886-1964), mais aussi dans la biosphère que doit s’insérer l’économie, non pas pour en devenir la docile servante, mais pour inscrire résolument ses analyses dans les limites planétaires et pour nous aider à déployer des pratiques réellement économes au sens premier du terme, c’est-à-dire visant à utiliser au mieux les éléments permettant la satisfaction des besoins sociaux.
Croissance sélective
Nous devons redéfinir, y compris pour nos élèves et nos étudiants, les fondements et l’articulation de disciplines trop cloisonnées, dont l’apprentissage exclusif donne des visions tronquées de la réalité, comme l’expliquait l’économiste René Passet dans L’Economique et le Vivant (Economica, 1996, 2e édition) ou, plus récemment, Eve Chiapello, Antoine Missemer et Antonin Pottier dans Faire l’économie de l’environnement (Presse des Mines, 212 pages, 29 euros).
Ceci ne doit pas nécessairement nous conduire à rompre avec toute forme de croissance, mais au moins à réinscrire une croissance sélective dans des limites physiques et sociales strictes, qui pourraient être matérialisées par l’adoption de deux indicateurs déclinés à tous les niveaux : l’empreinte carbone et l’indice de santé sociale. Gageons qu’il en résultera sans doute, sinon un abandon du productivisme et du capitalisme – le premier mettant trop souvent les humains et les écosystèmes sous pression, le second visant une accumulation contradictoire avec l’objectif d’économiser les ressources –, au moins l’adoption de nouvelles définitions de l’un et de l’autre, respectueuses des limites humaines et naturelles.
Réussir la reconversion écologique exige de consentir un investissement public supplémentaire d’au moins 20 milliards par an pendant plus de dix ans. Moins que d’un capitalisme incapable de s’autoréguler, ce sont de pratiques de sobriété, d’intelligence collective, de coopération et de capacité à orienter les fonds vers les usages les plus économes dont nous avons désormais absolument besoin.